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*De ces deux infinis de sciences, celui de grandeur est bien plus sensible, et c'est pourquoi il est arrivé à peu de personnes de prétendre connaître toutes choses. Je vais parler de tout, disait Démocrite 1.

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* Disproportion2 de l'homme. - H. — 2.

68 II. On voit, d'une première vue, que l'arithmétique 355 seule fournit des propriétés 3 sans nombre, et chaque science de même. (Barré.)

Mais l'infinité en petitesse est bien moins visible. Les philosophes ont bien. plutôt prétendu d'y arriver; et c'est là où tous ont achoppé. C'est ce qui a donné lieu à ces titres si ordinaires, des Principes des choses, des Principes de la philosophie, et autres semblables aussi fastueux en effet, quoique non en apparence,

Cette citation est prise dans Montaigne, liv. II, chap. xII: «De même imprudence est cette promesse du livre de Democritus: Je m'en vay parler de toutes choses. »

Après cet alinéa venait le suivant, qui se trouve barré dans le MS. << Mais outre que c'est peu d'en parler simplement, sans prouver et connaître, il est néanmoins impossible de le faire, la multitude infinie des choses nous étant si cachée que tout ce que nous pouvons exprimer par paroles ou par pensées n'en est qu'un trait invisible. D'où il paraît combien est sot, vain et ignorant ce titre de quelques livres de omni scibili. » ( Cette dernière phrase depuis: d'où il paraît, avait été effacée par Pascal avant de barrer l'alinéa entier; et, en effet, faire un livre de omni scibili, c'est prétendre savoir tout ce qu'on sait, mais non prétendre tout savoir.)

2 Pascal avait écrit d'abord : « Incapacité. »

La copie lit par erreur : « principes, » au lieu de « propriétés.......» • Allusion directe à l'ouvrage de Descartes intitulé: Principia philosophiæ, dont il a déjà été question dans le Ier vol., pages 181

et 201.

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que cet autre qui crève les yeux', de omni scibili2. On se croit naturellement bien plus capable d'arriver au centre des choses que d'embrasser leur circonférence. L'étendue visible du monde nous surpasse visiblement; mais comme c'est nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus capables de les posséder; et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu'au néant que jusqu'au tout. Il la faut infinie pour l'un et l'autre; et il me semble que qui aurait compris les derniers principes des choses pourrait aussi arriver jusqu'à connaître l'infini. L'un dépend de l'autre, et l'un conduit à l'autre. Les extrémités se touchent et se réunissent à force de s'être éloignées, et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement.

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Connaissons donc notre portée; nous sommes quelque chose et ne sommes pas tout. Ce que nous avons d'être nous dérobe la connaissance des premiers principes qui naissent du néant, et le peu que nous avons d'être nous cache la vue de l'infini.

*Notre intelligence tient dans l'ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l'étendue de la nature.

47 Bornés en tout genre 3, cet état qui tient le milieu

Il avait d'abord écrit : « Qui blesse la vue. »

2 C'est le titre des thèses que Jean Pic de la Mirandole soutint avec grand éclat à Rome, à l'âge de vingt-quatre ans.

(Note de l'édition Bossut.)

Il y a bien dans le MS. bornés au pluriel. Nous nous sommes écartés de la leçon donnée par la copie qui écrit borné au singulier et le fait rapporter à notre corps, tandis que Pascal entend que nous sommes bornés tant de corps que d'intelligence.

entre deux extrêmes se trouve en toutes nos puis

sances.

Nos sens n'aperçoivent rien d'extrême. Trop de bruit nous assourdit; trop de lumière éblouit; trop de distance et trop de proximité empêche la vue; trop de longueur et trop de brièveté du discours l'obscurcit; trop de vérité nous étonne : j'en sais qui ne peuvent comprendre que qui de zéro ôte 4 reste zéro.* Les premiers principes ont trop d'évidence pour nous. Trop de plaisir incommode. Trop de consonnances déplaisent dans la musique; et trop de bienfaits irritent nous voulons avoir de quoi surpayer la dette 3: Beneficia eo usque læta sunt dum videntur exsolvi posse; ubi multum antevenere, pro gratia odium redditur *.

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2

Nous ne sentons ni l'extrême chaud, ni l'extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies et non pas sensibles : nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l'esprit; trop et trop peu d'instruction". Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n'étaient point, et nous ne sommes point à leur égard : elles nous échappent ou nous à elles.

Voilà notre état véritable. C'est ce qui nous rend

D'abord : « nous rendent ingrats. »

2 Et non surpasser, comme lisent les copies.

Ici, dans le MS., ces mots effacés: « Si elle nous passe, elle blesse. »

4

Cette citation qui est de Tacite, Ann. liv. IV. § 18. se trouve dans Montaigne, chap. de l'Art de conférer. La copie au lieu de læta lit certa, ce qui est un non-sens.

5

Montaigne. liv. II. ch. xII : « La fin et le commencement de science se tiennent en pareille bêtise. »

incapables de savoir certainement et d'ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d'un bout vers l'autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et 356 nous affermir, il branle et nous quitte; et si nous le suivons il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d'une fuite éternelle. Rien ne s'arrête pour nous. C'est l'état qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination : nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s'élève à l'infini; mais tout notre fondement craque et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes.

63 Ne cherchons donc point d'assurance et de fermeté. Notre raison est toujours déçue par l'inconstance des apparences; rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l'enferment et le fuient.

Cela étant bien compris, je crois qu'on se tiendra en repos, chacun dans l'état où la nature l'a placé. Ce milieu qui nous est échu en partage étant toujours distant des extrêmes, qu'importe que l'homme ait un peu plus d'intelligence des choses? S'il en a, il les prend un peu de plus haut. N'est-il pas toujours infiniment éloigné du bout, et la durée de notre vie n'est-elle pas également infiniment éloignée de l'éternité, pour durer dix ans davantage?

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Dans la vue de ces infinis, tous les finis sont égaux; et je ne vois pas pourquoi asseoir son imagination plutôt sur un que sur l'autre. La seule comparaison

'Le mot éloignée manque dans le MS.

que nous faisons de nous au fini nous fait peine. 70 Si l'homme s'étudiait le premier, il verrait combien il est incapable de passer outre. Comment se pourrait-il qu'une partie connût le tout? mais il aspi`rera peut-être à connaître au moins les parties avec lesquelles il a de la proportion. Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l'une avec l'autre, que je crois impossible de connaître l'une sans l'autre et sans le tout.

L'homme, par exemple, a rapport à tout ce qu'il connaît. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d'éléments pour le composer, de chaleur et d'aliments pour le nourrir, d'air pour respirer. Il voit la lumière, il sent les corps; enfin tout tombe sous son alliance '.

Il faut donc, pour connaître l'homme, savoir d'où vient qu'il a besoin d'air pour subsister; et pour connaître l'air, savoir par où il a rapport à la vie de l'homme, etc.

La flamme ne subsiste point sans l'air : donc, pour connaître l'un, il faut connaître l'autre.

Donc toutes choses étant causées et causantes, ai74 dées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s'entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties 2.

'Pascal avait écrit d'abord: sous ses recherches; puis; sous sa dépendance.

2 Pascal avait mis d'abord : « Je tiens impossible d'en connaître au

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