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vais, avec ces demoiselles, à la messe de minuit; j'ai permis nn réveillon à la cuisine, et nous prendrons ce verre de vin chaud avant de nous mettre au lit.

J'en suis! dit Amaury.

Tu viens avec nous à la messe?

Ah! maman, je suis si fatigué, et si tu savais le froid noir qu'il fait dehors !.. Je vous attendrai au coin du feu... Il est délicieux...

Il jeta sa pelisse de voyage, s'enfonça dans le grand fauteuil et regarda autour de lui afin de constater le bien-être qu'il ne voulait pas abandonner. Le grand feu, feu de roi, comme on disait jadis, éclairait les tapisseries de ce petit salon et animait d'un semblant de vie les faunes et les nymphes qui dansaient sous de sombres ombrages; les beaux cuivres des meubles scintillaient; dans tous les angles, de grands bouquets de houx s'élançaient hors des vases du Japon, et non loin de cet ornement rustique, les plus belles fleurs de serre débordaient d'une grande jardinière. Le groupe réuni auprès de la table avait bien du charme, le sérieux visage de Madame d'Hivray contrastait avec les traits doux et jeunes de Valentine, et la tête de Lucie, penchée sur son ouvrage apparaissait charmante sous les rayons de la lampe.

Tu reviens pour quelque temps, mon enfant? demanda Madame d'Hivray en attachant un regard affectueux sur le visage de son fils.

--

Aussi longtemps que vous voudrez, maman. - Toujours, en ce cas.

- J'en ai assez de Paris, reprit-il; ses plaisirs sont bien ennuyeux, on y est mal logé, sans air et sans espace, et quant aux cours que je voulais suivre, eh! mon Dieu! les livres m'en tiendront lieu. J'ai, ici, de Molombe pour le droit, et je ne sais combien de cours de littérature. Cela me suffira, j'ai Paris en horreur. »

L'accent avec lequel il prononça cette malédiction aurait pu être plus franc et plus sincère; il le comprit peut-être et détourna la conversation.

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chant agreste, l'Adeste, qui semble un lointain écho des chœurs des anges, aux collines de Bethléem, il ne vit pas sa mère et Valentine au banquet eucharistique... d'autres images passaient devant ses yeux fermés... Il dormait encore lorsque ces dames rentrèrent.

Les domestiques avaient disposé dans la salle à manger, un petit réveillon moins solide que celui de la cuisine: Madame d'Hivray s'assit un instant devant cette table servie et prit un peu de vin; puis, regardant par la portière son fils toujours endormi, elle dit à Valentine:

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Et des gâteaux, Monsieur, ajouta Lucie en souriant. >>

Il leva les yeux sur elle, en prenant d'une main distraite le verre que lui offrait Valentine. « Bois, lui dit madame d'Hivray qui avait suivi les jeunes filles, et couchons-nous. Il est deux heures du matin. »

Ils se retirèrent tous, et Amaury rentra dans son appartement toujours prêt à le recevoir; il dort jetons un coup d'œil sur son court passé.

Amaury avait séjourné à Paris pendant cinq mois qui comptaient dans sa vie et qui lui laissaient l'affreux déboire qui suit l'excès des plaisirs. Il y était allé avec la pure intention de suivre quelques cours, de raviver des relations avec des parents de son père et de s'amuser, mais d'une manière distinguée et avouable: le premier ami de collège qu'il rencontra sur le boulevard fit dévier ce plan bien concerté: cet ami avait beaucoup de relations mais elles n'étaient pas des plus choisies, il connaissait le tout Paris amusant, fascinant, périlleux, et ce jeune Mentor, au lieu de jeter son Télémaque du haut du rocher dans la mer écumante, le promena dans les bocages dangereux et le laissa s'y égarer. Amaury ne fut pas ferme contre la tentation: un peu de curiosité, beaucoup de respect humain, l'entraînèrent, et, sa confiance aidant, il accumula en cinq mois les sottises et les erreurs.

Sa bourse et son cœur furent saignés, il perdit beaucoup d'argent, il perdit beaucoup d'illusions; la candeur de la jeunesse s'en alla au fond de cette lie; le bonheur facile et possible ne lui sembla plus désirable, et il rêva mieux que le bien, mieux que le calme, mieux que la félicité approuvée et enviée de tous. Sa cousine, très riche, très simple, mais peu jolie, ne l'attirait pas, et, en sortant de son enfer parisien, ce n'était pas une limpide fontaine qu'il lui fallait, mais un flot

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Evilettes der Afelles Vidal, & Rickelion, 104. Modesde la Coutor 4% toenme de l'Opéra-Cissu Cachemire

de la Compagnie des Indes 13. Haussmann. 34-Rubans et Passementerie de la Ville de Lyon. 6 r. de la Che dAntin

orageux qui lui rappelat les émotions qui l'avaient étreint, les souffrances qui, par intervalle, le torturaient encore.

Tout ceci, il ne se l'avouait pas et sa mère ne le devinait point; toute à la joie d'avoir reconquis son fils, elle reprit paisiblement, dès son retour, ses projets d'union prochaine; elle passait en revue ses biens, meubles et immeubles, afin de se fixer sur ce qu'elle donnerait à Amaury au contrat; elle tira du coffre où ils sommeillaient, dentelles, bijoux, et elle demanda à Paris des dessins pour les faire remonter; elle composait des devis de mobilier; elle se dédommageait enfin par les plus innocents châteaux en Espagne de ces cinq mois d'absence, émaillés de plus d'inquiétudes qu'elle n'avait voulu avouer. Dans sa pensée, le mariage était fixé après Pâques, et l'hiver put s'écouler sans que personne lui dit le contraire.

VII

AU CHATEAU

Durant ce même hiver, elle reçut beaucoup plus que de coutume: sa famille, la famille de Valentine, ses amis, ses voisins, furent l'objet d'invitations nombreuses; on dînait, on dansait, on faisait de la musique, on jouait, et Amaury, qui avait eu un automne trop brillant, commençait à trouver qu'on s'amusait à l'excès chez sa mère. Au sortir de son enfer de plaisirs, il s'était fait une oasis de repos, de loisir, de silence qu'il ne trouvait pas dans cette maison de fêtes; ingrat'! il oubliait qu'elles célébraient son retour, et que sa mère ne cessait pas d'immoler le veau gras pour le retour de son cher prodigue; elle révélait par sa joie et son entrain l'intensité de ses inquiétudes passées. Peut-être Amaury auraitil pris son parti de tant de brillants festins, de tant de jolies réunions, où il retrouvait ses parents, ses camarades, les jeunes filles qu'il avait vues petites et dont il constatait l'aimable floraison, si, parmi les intentions bienveillantes et tendres de sa mère, il n'en avait démêlé une qui dominait toutes les autres. Ces fêtes avaient un air de fiançailles; sa mère les dédiait toutes à Valentine; elle rapprochait, avec une douce autorité, son fils et sa fille d'adoption, et elle ne paraissait pas se douter un instant que des projets ébauchés autrefois, sans contradiction aucune, pouvaient ne plus rencontrer, dans l'âme d'Amaury, le même acquiescement. Le sirocco de Paris avait passé sur ces plans de famille et d'avenir, et il les avait corrodés. Amaury avait eu pour Valentine cette amitié de parentage, qui, lorsqu'on est jeune et libre, flotte entre l'affection fraternelle et un amour plus vif; il la connaissait très bonne et très sincère, il la trouvait aimable, quoique très sérieuse et très réservée; il QUARANTE-SEPTIÈME ANNÉE. No III.

savait que, sur ce cœur fermé en apparence, on pouvait s'appuyer, sans qu'il chancelât ou trahit jamais; elle était, il le comprenait si bien jadis ! l'idéal de l'épouse, de l'âme étroitement et fidèlement unie à un seul époux, ayant gardé pour lui toute sa grâce et sa tendresse, et lui consacrant, si elle survivait seule sur la terre, tout son amour et toute sa mémoire... jadis, il mettait avec confiance son avenir dans ce projet si cher à sa mère : les mères ont des vues prophétiques pour leurs enfants.

Des idées nouvelles avaient surgi: Amaury revenait de Paris fatigué, écœuré, comme il le disait dans l'argot de notre temps; pourtant, dans son cerveau bouillonnait encore l'ivresse de la vie fiévreuse dont il avait vécu, et le besoin d'émotions survivait aux émotions même dont il était las. Aussi, la perspective d'une prochaine union avec cette fille noble et modeste, ne lui agréa plus: une existence toute réglée et ordonnée, large, aisée, un bonheur approuvé de tous, sans ombre, sans contradiction, sans combat, ne souriait plus à son esprit romanesque, ne soulageait pas l'ennui qu'il éprouvait au fond de son cœur; il voulait des combats et des difficultés, et le mariage avec Valentine était si uni et si facile! Il détourna d'elle ses yeux et sa pensée, et se mit à regarder autour de luj ce qui pourrait amuser son esprit et occuper son âme.

Sa mère occupait la première place dans le cercle de la famille et des amis figure imposante par son autorité et son caractère; il la respectait beaucoup, il l'aimait, mais comme aiment les fils, d'un amour sans confiance et sans abandon; après elle, à une large distance, venait sa sœur Edmée, pour qui le lien mystérieux du sang, les affinités de nom et de souvenirs lui donnaient de la sympathie, mais elle était si entourée et si exclusivement préoccupée de son mari et de ses fils, de sa grande fortune et de son lourd ménage, des grands et petits détails, que son frère ne trouvait pas là une place vide que son amitié eût pu combler; puis arrivait Berthe; elle était gracieuse et aimable, mais si jeune! elle ne demandait que de la protection, des caresses et des jeux. Ses amis, ses compagnons d'enfance? Il les retrouvait tels qu'il les avait laissés, vrais Normands, bons et fins, prudents et doux, chacun d'eux occupé à se frayer sa voie: l'un augmentait son industrie, l'autre poursuivait la députation, un troisième cherchait une femme, aucun d'eux n'avait besoin d'un ami. L'amitié, d'ailleurs, est-elle un sentiment de notre époque complexe et tourmentée ? On la remarque au début des sociétés plutôt qu'à leur déclin.

Venait le bataillon des jeunes filles, camarades des jeux d'autrefois, les Claire, les Noëmi, les Jeanne, les Anna; les unes jolies, les autres ayant au moins la fraîcheur de dix-huit ans, ce qu'on nomme la beauté du diable, mais Amaury n'avait pas d'illusions sur elles, il les avait si bien MARS 1879. 6

connues et vues de près dans les bonnes parties de campagne, qu'il pouvait dire, à point nommé, quel mauvais caractère avait Noëmi, combien étroit et borné était l'esprit de Claire, quoique son petit cœur fût bon, combien Jeanne promettait de coquetterie et quelle rousse crinière Anna avait su transformer en tresses brun doré, grâce à d'ingénieuses mixtions. Le bandeau léger nécessaire à l'amour tombait de ses yeux lorsqu'il regardait ces demoiselles, et il ne sentait pas la plus légère émotion en leur parlant et en dansant avec elles le vague, l'inconnu, l'idéal n'existaient pas, il les traitait en camarades, en vieilles amies, et tout se bornait là.

Et Valentine, dira-t-on, Valentine, sa fiancée, décidément, qu'éprouvait-il pour elle? Il l'avait aimée d'une affection fraternelle, et le long avenir avec elle ne l'effrayait pas. L'insistance de sa mère à le rapprocher d'elle, la foi inébranlable qu'elle apportait à ces anciens projets, comme si tout ne change pas ici-bas, agaçait son fils et le détournait, par une aimable tendance de sa nature, de ce qu'on attendait de lui. On voulait le marier, il ne voulut plus se marier; on avait fixé sa destinée, il résolut, in petto, de la déranger lui-même. Il se mit à observer Valentine et à chercher des objections. Il était difficile d'en trouver dans le caractère de sa fiancée; bonne, vraie, affectueuse, délicieuse pour ceux qui la connaissaient, elle cachait pourtant de rares qualités sous un voile de froideur et de fierté; seule dans la vie, privée de la protection vigilante d'un père; n'ayant pas eu de mère pour la guider, elle avait ajouté à sa modestie naturelle une grande prudence. Elle se repliait sur elle-même, comme une fleur sous la brise, fuyant toute familiarité, tout ce qui portait un cachet vulgaire. Éprise au fond de l'âme de l'intimité du foyer, de la vie à deux, elle réservait à un seul ses trésors de confiance et de tendresse, et ne voulait pas les éparpiller en menue monnaie. Amaury était cet ami unique auquel elle destinait son cœur et sa vie, mais lorsqu'avec sa finesse féminine, elle s'aperçut qu'il était froid, qu'il l'observait toujours, qu'il l'évitait parfois et que jamais il ne faisait allusion aux projets de leurs familles, elle abrita son cœur inquiet et déchiré derrière un manteau de glace, et, de quelque pénétration que se piquât Amaury, il ne put deviner qu'il était uniquement aimé.

Mariage de convenance, se dit-il, il nous rendrait tous deux malheureux! Renonçons-y! Valentine ne manquera pas de mari, sans que je m'en mêle!...

Il conçut cependant un certain dépit, et il ne vit plus de Valentine que le côté défavorable : ses manières froides, quelquefois hautaines, le peu d'entrain et de cordialité qu'elle apportait dans ses relations avec les autres jeunes filles, ses silences, ses réponses rapides et brèves; il ne se dit pas qu'elle souffrait, que mieux que tout autre, il savait combien de générosité se cachait sous

cette enveloppe fière, il fut injuste envers elle en l'accusant de cette situation d'esprit dont il était le seul auteur.

La jeunesse était en majorité parmi la société qui se réunissait au château d'Hivray, et la gaieté était à l'ordre du jour. On aimait la musique, les charades, les proverbes, les comédies de paravent, et comme on voulait avant tout s'amuser, le choix de ces petites pièces n'était pas sévère; aussi Valentine refusait de s'y associer. Elle haissait le tumulte qui préside aux charades, les travestissements, les bouffonneries, elle n'aimait pas les chansons comiques, elle redoutait l'intimité des coulisses, même avec des voisins et des amis :

« Je vous applaudirai, disait-elle avec un faible sourire, je ne suis pas bonne à autre chose.

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D'abord, elle lui parut mieux que belle, jolie, vivė et gracieuse. La vie reposée qu'elle menait avait effacé les traces laissées par l'étude et le travail; elle était au plus bel âge, celui où la vie et les chagrins n'ont pas encore marqué leur sillon implacable; sa délicate personne ne rappelait pas les beautés classiques, ni les vierges du Parthénon, impassibles et imposantes, ni les traits purs qu'aimait Raphaël, ni les visages aristocratiques que Van Dyck peignait avec amour; Lucie avait un joli visage, un front bien modelé, un petit nez aux narines roses, une bouche étroite qui laissait entrevoir des dents étincelantes sous des lèvres de pourpre, des yeux noirs veloutés, et des cheveux presque aussi noirs que ses yeux; l'ensemble de sa petite personne n'était pas ce que l'on nomme distingué, certains gestes, certaines attitudes, certaines paroles même trahissaient l'origine première; mais quand elle voulait plaire, quand les mauvais sentiments, qui sont chose vulgaire, disparaissaient sous une pensée aimable, alors, elle était véritablement sédui

sante.

Amaury lui trouva de l'esprit et il prit goût à

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