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LE SIÈGE DE VÉRITÉ

I

Le 31 décembre 185... M. Blorage se promenait de long en large dans sa salle à manger. Sa démarche révélait un entrain quelque peu anormal chez un homme connu pour le plus calme, le plus timoré, le plus pacifique des cinq parties du globe. Il l'était en effet, au point que ses amis et ses voisins en abusaient, et se moquaient de lui bien souvent par dessus le marché. Il ne s'en plaignait pas; c'était en quelque sorte une vocation chez lui que de se laisser mystifier, ou si l'on aime mieux cela, c'était une habitude qu'il avait contractée depuis sa plus tendre jeu

nesse.

D'après le témoignage de sa mère et de sa nourrice, jamais poupon n'avait été d'humeur plus facile. Tout au plus se permettait-il de geindre en sourdine quand on l'oubliait dans son berceau pendant des heures entières, sans autre distraction que la vue du vieux gland qui se balançait au-dessus de sa tête. En grandissant, il avait prouvé à tous son bon caractère, par la façon dont il supportait qu'on le débarbouillât, qu'on le privat de sortir, qu'on l'oubliat dans une distribution de gâteaux..

Richard Blorage, enfant et jeune homme, se plia doucement à tout ce qu'on exigeait de lui. Jamais il ne donna aucun embarras à sa mère en prenant une maladie sérieuse; il traversa les inévitables épreuves de son âge, telles que rougeole, coqueluche et scarlatine, sans avoir causé d'inquiétude réelle à personne. S'il se coupait les doigts, on l'apprenait en voyant la cicatrice; s'il tombait à l'eau, il se tirait d'affaire tout seul et laissait sécher ses vêtements sur son corps par le procédé tout simple d'une promenade au grand air; s'il culbutait du haut d'un arbre ou pardessus un mur, il se relevait en silence. A tous ces mérites, Richard joignait celui de se charger de la besogne d'autrui avec tant de bonne grâce qu'on l'aurait cru reconnaissant d'y être autorisé.

Son bonheur était d'obliger tout le monde, et il trouvait autant de plaisir à donner que les autres en trouvent à recevoir. Une fois, une fois seulement, un éclair de colère se manifesta chez lui: ce fut le jour où son père, sans le consulter, par la raison que tout agréait à Richard, le plaça, dès

l'age de seize ans, chez un banquier, en qualité de petit commis.

Or, il faut que vous le sachiez, Richard était campagnard. Son père, propriétaire de quelques terres dont il faisait valoir lui-même la plus grande partie, se piquait d'être un homme pratique; il avait habitué ses enfants à mettre la main aux besognes les plus variées; les garçons servaient de valets de ferme, les filles savaient élever la volaille et couler la lessive. Les habitudes de Richard et ses goûts l'attachaient donc au village où il était né. Levé avec l'alouette, il parcourait les champs en quête de service à rendre tantôt à ceux-ci, tantôt à ceux-là. Une bande de cannetons avait-elle réussi à franchir les limites de la bassecour, sans se soucier de la pauvre poule couveuse qui se démenait derrière la clôture, bien vite Richard rendait les petits à leur mère, quitte à recevoir quelques coups de bec, en guise de remerciement, comme s'il eût été cause des incartades de cette famille vorace et indisciplinée. Pliant sous le faix d'une provende de fourrage, il se croyait payé au-delà de ses peines, quand il entendait le joyeux hennissement des chevaux ou le beuglement satisfait des vaches.

Après s'être mêlé de tout ce qui se passait dans la ferme, Richard rentrait, la conscience satisfaite, pour faire sa toilette en vue d'être prêt à recevoir dignement le baiser maternel. Venait ensuite la véritable besogne de la journée: porter et amuser le dernier-né de la famille, préparer le déjeuner, couper les tartines, les beurrer, puis les distribuer à la ronde, apaiser les querelles et faire les commissions; quant à manger lui-même, il n'y parvenait qu'en prenant une bouchée parci par-là. Lui arrivait-il d'avoir un peu de loisir, il le consacrait à des courses errantes qui lui fournissaient l'occasion de sauver quelque petit oiseau de la griffe du matou, d'arracher les petits. chiens et les petits chats à telle situation critique où les avait fait tomber leur malheureux sort, d'aider les vieilles mendiantes à porter le fagot qu'elles avaient dérobé au taillis de son père.

Ainsi édifié sur les aptitudes de Richard, le lecteur comprendra sans peine quelle dut être sa consternation quand il lui fallut quitter les frais coteaux et les prés fleuris pour le haut tabouret

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Hélas! soupira Richard.

Hélas! répéta son frère indigné. C'est trop fort! Comment, tu as horreur de la banque pour toi-même, et tu hésiterais à en préserver ton frère ! Et tu passes pour un bon garçon ! »

Richard ne trouva rien à répondre à ce victorieux argument: il accepta pour lui-même l'odeur de bureau, les crampes et les migraines, en se di- sant:

• Quelle chance que le pauvre Pierre puisse être préservé de tout cela! »

Le temps, ce grand guérisseur, eut sur notre jeune commis son effet ordinaire. Richard constata bientôt par lui-même que l'habitude est une seconde. nature. I put continuer au bureau à suivre sa vocation, en augmentant son travail personnel d'une partie de celui de ses collègues, en déversant son trop-plein de tendresse sur les pauvres araignées dont il plaignait l'isolement, en aidant les mouches à sortir des encriers auxquelles elles s'acharnaient à rendre visite, en un mot, en se montrant sensible et secourable envers bêtes et gens. Tout le monde l'aimait, et quand, avec le temps, il fut promu du dernier rang au premier, parmi les commis, pas une voix, sauf la sienne, ne s'éleva pour mettre en doute ses droits à un pareil avancement. La pensée qu'un autre pouvait mériter mieux ou seulement convoiter l'emploi qui venait de lui être attribué le troubla pendant les premiers temps. Rassuré par l'épreuve qu'il fit peu à peu de ses aptitudes, Riohard se résigna enfin à tant de bonheur. Mais le pauvre diable ne devait pas tarder à rencontrer la pierre d'achoppement de tous les gens heureux l'amour.

-

Son choix tomba, il fallait s'y attendre, sur une personne absolument différente de lui une femme, ayant beaucoup de beauté et bien plus

d'exigences encore, devait nécessairement lui paraître accomplie. Celle qui le charma, si elle eût - possédé un atome de cervelle, si seulement elle -eût daigné prendre la peine de pénétrer cette honnête nature, aurait assurément agréé sa recherche. Toute considération d'un ordre plus élevé à part, la femme de Richard n'était-elle pas assurée de régner en souveraine absolue au logis? C'est bien quelque chose. Malheureusement il tomba sur une de ces créatures frivoles qui ne calculent rien, ni leurs véritables intérêts, ni la peine qu'elles font aux autres, ceci moins que tout le reste.

"

Vous êtes trop bon, M. Richard, lui avaitelle dit, de penser autant de bien de moi. Votre démarche me surprend... Jamais l'idée ne me serait venue que vous pussiez éprouver de pareils sentiments à mon égard. Si j'ai ri et plaisanté sans façon avec vous, c'est que vous êtes, tout le monde le dit, un si bon enfant !

Bon enfant à vos yeux, Hélène! voilà tout? Vous ne voulez donc pas voir les sentiments que vous m'inspirez et qui me consument?

Encore une fois, vous m'étonnez. Où donc les avez-vous tenus cachés si longtemps tous ces beaux sentiments?

-Ne plaisantez pas, de grâce!

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Ne dites pas de ces sottises-là, je vous en prie! Encouragé? Quelle idée! Je n'y ai point songé. D'ailleurs, ma mère a de hautes prétentions: elle entend que je donne le bon exemple à ma sœur cadette. Quant à mon père, il m'a répété bien des fois qu'il ne me permettrait jamais d'épouser un commis de banque.

Mais je serai associé dans deux ans.

Dans deux ans !... je serai mariée depuis longtemps dans deux ans ! Allons, M. Richard, ne vous laissez pas abattre ainsi. Rien n'empêche que nous restions toujours amis.

Le pauvre amoureux suffoquait. Certes son cœur aimant était gonflé d'émotions cruelles, mais la rancune n'y pouvait trouver place.

Il rallia ses esprits en déroute, chercha son chapeau, plongea dans les profondeurs de ce chapeau son œil atone, et ne trouvant là aucune idée qui pût lui venir en aide, il se retira en faisant un profond salut.

Ce salut exprimait une dignité tranquille, et laissa quelque conscience de la valeur morale de son auteur à la petite écervelée; elle faillit regretter d'avoir bafoué sans miséricorde un honnête homme.

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consola en travaillant quatre fois plus que par le passé. Il arrivait maintenant avant l'ouverture des portes; il passait, sans désemparer, de longues heures, perché sur son haut tabouret, bravant la crampe et le reste. Sa sensibilité, son besoin de compatir au sort des autres, avaient pris un caractère maladif; il regardait indistinctement tous les hommes de sa connaissance comme autant de victimes d'un amour incompris, d'où résultait, à ses yeux, l'obligation de les accabler plus que jamais de prévenances et de petits soins.

L'opinion fermement exprimée de son frère, l'infaillible Pierre, ne réussit point à le convaincre qu'il avait été victime des perfidies d'une coquette, tout simplement.

Il y a beau temps que je l'ai devinée, disait Pierre; j'avais toujours prédit qu'elle se jouerait de toi.

Tu la calomnies, mon ami, tu la calomnies affreusement. Elle a eu raison, en somme. Elle mé. ritait mieux qu'un commis de banque...

Bah! n'es-tu pas déjà intéressé dans les bénéfices? Qu'est-ce qui t'empêche de t'intituler banquier une bonne fois? Sans compter que, s'il plaît à Dieu, tu ne tarderas pas à être riche. Cela sera diablement commode, mon vieux, de pouvoir toujours s'adresser à toi quand on aura besoin de quelques sous.

As-tu besoin d'un peu d'argent dès à présent? Je n'ai que faire de thésauriser.

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reuse en ménage. La satisfaction de M. Blorage avait d'autres causes: il venait de dîner chez lui dans la bonne et confortable maison, élegamment meublée et bien pourvue de tout, qu'il s'était fait bâtir, sans regarder à la dépense. Cette maison avait été proclamée une maison admirable, une maison modèle, une maison qui, pour être absolument parfaite, n'avait plus besoin que d'une seule chose la présence d'une femme. Il y avait diné pour la première fois ce soir-là, en compagnie de sa famille et de ses nombreux amis; si sobre qu'il fût d'ordinaire, il n'avait pu se dispenser, vu la circonstance, de boire à l'heureuse conservation de cet immeuble chéri, ainsi qu'à sa propre santé. Peut-être avait-il vidé un verre de trop, car sa tête était en ébullition comme la chaudière d'une locomotive. Il se voyait, à l'âge de trente-cinq ans, possesseur de trente mille livres de rente, honnêtement gagnées. Il occupait en outre un poste lucratif dans la banque qu'il avait tant maudite; non pas qu'il fût devenu associé responsable, il était simplement administrateur rétribué. « Etre associé, disait-il, c'est bel et bon, mais quant à m'exposer à perdre mon argent dans les spéculations des autres, jamais! Je ne pourrais plus aider mon père, ni payer la pension de mes nièces, ni dorloter à mon gré ma vieille mère sur ses derniers jours. Et puis, je n'ai pas le droit d'exposer les fonds du vieux Grobus. A propos, quelle idée le bonhomme a-t-il eue de tester en ma faveur? »

Richard était devenu riche sans que personne sût comment. Il avait marché dans la vie en prodiguant des aumônes variées tout le long de sa route, et maintenant il recueillait au centuple ce qu'il avait semé. Une petite succession, une spéculation heureuse, et sa fortune s'était trouvée faite. Le père Grobus, vieil employé morose qui travaillait dans son bureau et qui de sa vie ne lui avait adressé un mot amical, lui laissa en mourant tout ce qu'il possédait, par la raison, disait-il dans le testament, que Richard Blorage, son légataire universel, saurait faire un bien meilleur emploi que lui-même de ce modeste avoir. Et Richard, après s'être assuré qu'il n'existait aucun héritier naturel de son ancien collègue, avait employé l'argent de Grobus à l'acquisition de deux terrains sans valeur aucune, par la seule raison que leurs propriétaires en étaient embarrassés, et ne trouvaient personne à qui les vendre. Or, à peine avait-il conclu cette chétive affaire qu'elle changea de face. Un chemin de fer passa au beau milieu de ses propriétés, ce qui lui donna l'idée de bâtir. Personne ne portait envie à Richard; chacun, au contraire, déclarait qu'il avait bien mérité son heureuse chance.

Quand il résolut de se donner le luxe d'un petit hôtel, tout le monde s'en mêla : les plans furent examinés à la ronde avec intérêt comme s'il se fût agi d'un bâtiment public.

Il va sans dire qu'on devait pendre la crémail

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Cvilettes de Molle Taror 4p. Favart-Parfumeriesde la M Guerlain 18, p. de la Paux Machines à coudre

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