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JOURNAL

DES

DEMOISELLES

HISTOIRE ET ROMANS

AGRIPPA D'AUBIGNÉ

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Deux ans ne s'étaient pas encore écoulés depuis la Saint-Barthélemy. Charles IX descendait pas à pas au tombeau, dans la langueur du corps et le trouble de l'âme; Henri III, ou du moins celui qui devait bientôt l'être, attendait impatiemment sur le trône de Pologne le moment de monter sur le trône de France; Henri de Bourbon, roi de Navarre, toujours gardé à vue depuis son abjuration forcée, soupirait après sa délivrance, et la demandait tout bas aux complots qui se tramaient ténébreusement à côté de lui, en vue d'intérêts autres que les siens, mais auxquels les siens se trouvaient associés. Entouré de pièges et d'espions par les soins machiavéliques de la Reine-Mère; sans estime ni affection pour sa femme, la belle et spirituelle Marguerite de Valois; sans lien sympathique avec son beau-frère, le duc d'Alençon, malgré une certaine analogie de situation qui les rapprochait par moments l'un de l'autre, ce roi de vingt ans cherchait autour de lui des amis et des serviteurs dévoués sur qui pouvoir s'appuyer, et n'y voyait guère que des auxiliaires dissimulés de Catherine.

Telle était la triste condition faite par les événements au futur Henri IV, quand son maîtred'hôtel, un de ses rares fidèles, vint lui présenter un aspirant à la charge d'écuyer, vacante dans sa maison. Le candidat plut et fut agréé. C'était un jeune homme d'environ vingt-deux ans, originaire du Poitou, noble de race, calviniste de religion il se nommait Théodore-Agrippa d'Aubigné.

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On se demande s'il était bien prudent au roi
QUARANTE-SEPTIÈME ANNÉE. No VII.

de Navarre d'attacher à sa personne et d'en approcher de si près, un serviteur de cet âge. La loyauté du nouvel écuyer resterait-elle inébranlable en face d'une cour corrompue, dont le prince ne connaissait que trop bien par lui-même les dangereuses séductions, et du parti qu'une politique sans scrupule savait tirer de cette corruption?

Ce n'est pas d'ordinaire à vingt-deux ans, il faut l'avouer, qu'on peut se dire homme par la maturité du jugement et par cette force morale de résistance qui enraie l'entraînement des passions; mais toute règle comporte des exceptions, et Agrippa d'Aubigné en était une. Déjà il avait essuyé plus d'un rude assaut dans le combat de la vie : il en était sorti le caractère bronzé, l'esprit pourvu d'une expérience qui suppléait à celle qu'apportent les années. Apte également à manier d'une main vigoureuse la plume et l'épée, il nous a laissé le récit de toutes les luttes qui ont, d'un bout à l'autre, rempli son existence accidentée, en partie dans son Histoire Universelle, tableau animé de l'époque orageuse où il a vécu; en partie dans ses Mémoires ou Histoire de sa vie, écrite sur le tard pour donner à ses enfants les détails familiers et tout personnels qu'il n'avait pas cru devoir mêler, dans son grand ouvrage, aux événements d'un intérêt plus général. C'est à cette autobiographie que nous allons ici nous attacher, sauf à y fondre quelques passages de l'Histoire Universelle, auxquels luimême renvoie çà et là ses lecteurs.

Aubigné pouvait dater ses traverses de l'heure 13 JUILLET 1879.

même de sa naissance; sa mère mourait en lui donnant le jour. Une marâtre la remplaçait, et l'enfant, éloigné dans son propre intérêt du toit paternel, était élevé au dehors, la nouvelle dame du lieu «portant impatiemment, dit l'auteur, « et la despence, et la trop exquise nourriture qu'on y employait. »>

Pauvre petit être, privé des soins, des cåresses, des indulgentes leçons d'une mère, dans quel terrain aride allaient croître ses tendres années ! A quatre ans, il est remis aux mains d'un précepteur astorge et impiteux » — en d'autres termes, rude et sans pitié. Un second pédant, puis un troisième, succèdent au premier, sans rendre à leur disciple la vie beaucoup plus douce. L'étude des langues savantes est l'aliment peu digestif dont ils travaillent à bourrer sa naissante intelligence. Elle le digère pourtant. A six ans, le jeune Agrippa sait lire dans quatre idiômes; le grec, le latin, l'hébreu, lui sont aussi familiers que le français. A sept ans et demi, il traduit, avec un peu d'aide, il est vrai, un traité de Platon, et Jean d'Aubigné, son père, qui paraît l'avoir aimé chèrement, ravi d'une telle prouesse de la part de son héritier, parle de faire imprimer l'ouvrage, avec l'effigie du jeune auteur en tête du livre.

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Le temps n'était plus où les gentilshommes, en fait de talents à leur usage, n'admettaient que les grands coups d'épée. Si les Montmorency dédaignaient encore d'apprendre à lire, d'autres seigneurs, au contraire, demandaient pour leur maison de nouveaux titres de gloire au savoir et à l'érudition. Jean d'Aubigné était du nombre. Tout entier dans le double mouvement de son siècle, la Renaissance et la Réforme, il entendait faire de son fils un lettré sérieux et un zélé huguenot. Ses soins eurent un plein succès: Agrippa fut l'un et l'autre.

Il n'avait pas neuf ans quand son père l'emmène à Paris, pour y poursuivre son éducation déjà en si bonne voie. Sur leur route se présente la ville d'Amboise, encore sous l'impression de la conjuration protestante dont le souvenir se rattache à son nom, et des supplices qui en avaient suivi l'avortement. C'était jour de foire; une foule énorme encombrait la place du marché. Le seigneur d'Aubigné s'y arrête, avec l'escorte armée dont il chevauchait accompagné, comme P'usage et la prudence l'exigeaient alors. Un spectacle inusité était offert à la curiosité publique :

« Il vit les testes de ses compagnons d'Amboise encore reconnaissables sur un bout de potence, et en fut tellement esmeu, qu'entre sept ou huit mille personnes, il s'écria: Ils ont décapité la France, les bourreaux!» —

Cette exclamation soulève autour du voyageur des murmures menaçants. Peu lui importe.

« Le fils ayant piequé près du père, pour avoir

⚫ veu à son visage une esmotion non accou

» tumée, il lui mit la main sur la teste, en di» sant: Mon enfant, il ne faut point que ta teste soit épargnée après la mienne pour ven»ger ces chefs pleins d'honneur; si tu t'y espargnes, tu auras ma malédiction! - Encore que cette troupe fust de vingt chevaux, elle >> eut peine à se demesler du peuple qui s'émeut à tel propos. » —

Nouvel Amilcar, Jean d'Aubigné transmettait à son fils un héritage de haine; l'héritage fut accepté.

Telle est la première scène frappante que nous offrent les mémoires d'Agrippa d'Aubigné. Elle fait revivre à nos yeux toute cette époque d'agitations sanglantes et d'animosités implacables.

Remarquons en passant, quant à la structure du récit, que l'auteur parle toujours de lui-même à la troisième personne. Néanmoins, cette forme grammaticale, également employée par quelques autres faiseurs de mémoires ou de commentaires, tels, comme on l'a vu, que notre vieux VilleHardouin, ne communique à son style rien de la gravité calme et désintéressée qui caractérise celui de l'ancien croisé. Loin de là; tout y respire la vie individuelle et la passion.

Agrippa est installé à Paris, chez Mathieu Brouart, dit Béroalde, savant érudit de l'époque. Il y trouve un doux intérieur de famille, un beau cabinet de travail, des livres richement reliés, de jolis meubles, tout ce qui peut lui «oster, »> comme il le dit,—« le regret du pays. » Mais cette phase heureuse de son enfance a peu de durée. Les luttes armées entre protestants et catholiques avaient commencé. Béroalde, attaché au culte réformé, se voit contraint de chercher hors de Paris sa sûreté dans la fuite. Il s'éloigne en toute hâte, emmenant avec sa famille son jeune élève, et prend la route d'Orléans, alors au pouvoir de son parti.

Le pauvre écolier, en cheminant, ne peut s'empêcher de larmoyer à la pensée de l'habitation si confortable d'où il se voit arracher. Doucement consolé par Béroalde, il essuie scs pleurs, mais ce n'est pas pour bien longtemps. A peine ontils franchi une douzaine de lieues, que, près du bourg de Courance, les fugitifs tombent aux mains d'une bande de soldats catholiques, dont le chef, le chevalier d'Achon, les arrête et les retient prisonniers.

« Aubigné ne pleura pas pour la prison, mais » ouy bien quand on luy osta une petite espée » argentée, et une ceinture à fers d'argent. »

Ces minces détails que l'auteur note sans y ajouter aucune réflexion, mais qu'il accompagne évidemment d'un sourire, font ressortir dans toute sa naïveté la nature enfantine. Le jeune garçon qui pleure la perte d'un joujou va tout à l'heure affronter sans sourciller celle de la vie.

Séparé de ses compagnons, il est interrogé seul par un sombre inquisiteur. Ni les exhortations

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sévères, ni le supplice du feu dont on le menace, ne peuvent ébranler son attachement à la foi qui lui a été enseignée dès le berceau. A cette épreuve redoutable succède une scène bien différente, mais qui forme avec elle un contraste entièrement dans l'esprit du temps. Tout l'extérieur d'Aubigné révélait l'enfant de bonne maison:

< Les capitaines qui luy voyaient un habille>> ment de satin blanc bandé de broderies d'ar» gent, et quelque façon qui leur plaisoit, l'ame» nèrent dans la chambre d'Achon. »

Là il y avait joyeuse réunion; on dansait. Le jeune prisonnier, avec cet habit de satin blanc, ces broderies d'argent, qui nous font voir le luxe de vêtements alors en usage chez la noblesse, n'était point, à ce qu'il semble, déplacé dans un bal, et s'y trouvait même beaucoup mieux en situation que dans un voyage à travers champs, ou entre les murs d'une geôle. On commence néanmoins par lui renouveler, et toujours aussi vainement, les menaces déjà faites; puis, sans transition, le chevalier d'Achon lui demande de danser une gaillarde, danse de l'époque, d'un mouvement vif et gai. Il s'y prête volontiers, et presque au pied du bûcher qu'on lui met devant les yeux, danse avec tant de grâce que tous les assistants en demeurent ravis. Mais la scène change encore une fois. Durement réclamé par l'inquisiteur, Aubigné est reconduit auprès de ses amis, auxquels il annonce le sort qui les attend, et qu'il doit partager avec eux. Ni pleurs ni soupirs n'accueillent cet arrêt.

« Par luy Béroalde adverti que leur procès >> estoit fait, se mit à taster le poux à toute la » compaignie, et les fit résoudre à la mort très » facilement. Sur le seoir, en portant à manger » aux prisonniers, on leur montra le bourreau › de Milly, qui se préparait pour le lendemain. >> En présence de cette fin aussi affreuse qu'imminente, les condamnés se mettent en prière, et se disposent à employer ainsi la dernière nuit qu'ils doivent passer ici-bas.

La veillée funèbre n'est pas encore très avancée, quand la porte s'ouvre doucement. Un gentilhomme préposé à leur garde se présente. Estce un porteur de sinistre nouvelle? Le moment du supplice serait-il avancé? Non. Peu d'heures auparavant, chez le chevalier d'Achon, le visiteur a vu Aubigné. Il vient à lui, l'embrasse, et se tournant vers Beroalde, déclare que, pour l'amour de cet enfant, il les sauvera tous.

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- « Tenez-vous prest pour sortir quand je vous , le diray »> ajoute-t-il. « Cependant don» nez-moy cinquante ou soixante escus pour cor-, › rompre deux hommes sans lesquels je ne puis >>`rien. On ne marchanda pas à trouver >> soixante escus, cachez dans les souliers. A minuict, ce gentilhomme revint accompagné de » deux autres, et ayant dit à Beroalde: - Vous ⚫ m'avez dit que le père de ce petit enfant avait » commandement à Orléans; promettez-moy de

» me bien faire recevoir en sa compaignie.- Cela › luy estant asseuré avec une honorable récom» pense, il fit que toute la bande se prit par la » main, et luy, ayant pris celle du plus jeune, » mena tout passer secrettement auprès d'un » corps de garde, de là dans une grange, par >> dessous leur coche, et puis dans les bleds, jusques au grand chemin de Montargy, où tout » arriva avec grands labeurs et grands dangiers.»> Les délivrés poursuivant leur route, ici accueillis sympathiquement, là menacés de nouveaux périls, gagnent enfin Orléans, où commandait en second Jean d'Aubigné.

Se réfugier dans les bras et sous la protection d'un père, quelle joie, après de si terribles aventures, pour un enfant de dix ans! L'auteur, toujours stoïque et concis, n'aborde pas ce sujet. Il nous apprend seulement que, par les soins du seigneur d'Aubigné, le savant Béroalde et son disciple retrouvent à Orléans un asile convenable et commode pour leurs travaux.

Cependant, à quelque temps de là, cette satisfaction est troublée. Une affreuse contagion dévastait la ville. Durant une absence de son père, Aubigné en est atteint. La mort, qui fauche à coups redoublés autour de lui, et compte même madame Béroalde au nombre de ses victimes, épargne le jeune pestiféré. Jean d'Aubigné, à son retour, le trouve guéri, mais en proie à un autre mal, dont jusqu'alors il n'avait pas manifesté de symptômes: la paresse. Au milieu des distractions de la guerre qui l'environnent, il a pris en profond dégoût l'étude et l'application d'esprit. Le père affligé, pour le tirer de cette apathie per. sistante, essaie d'un remède héroïque.

Il envoya au compaignon par son dispensier » (économe) « un habillement de bureau » (étoffe de laine grossière) « avec charge de le conduire » par les boutiques pour choisir quelque maistier puisqu'il quittait les lettres et l'honneur. Nostre >>escholier prit à tel cœur cette rude censure » qu'il en tomba en fièvre frénétique, et faillit à » en mourir, et puis, estant relevé, alla prononcer, » à genoux devant son père une harangue de > laquelle les lieux pathétiques arrachèrent des >> larmes aux escoutants. >>

Un pardon demandé avec tant d'éloquence ne pouvait être refusé. Le triomphe du jeune orateur fut complet.

La lutte entre les partis continuait toujours. Le hasard des combats amène entre les mains du père une ancienne connaissance du fils: c'était le chevalier d'Achon. Aubigné va le voir. Un caprice de la fortune avait retourné les rôles, mais il n'abuse pas de ce changement. Sans laisser la moindre insulte tomber de ses lèvres, il se contente de reprocher doucement au chevalier la rigueur dont il avait jadis usé envers ses captifs. Il ne donne pas d'autres détails sur cette entrevue, qui pourrait offrir pourtant quelque intérêt au lecteur. Il ne dit rien non plus du siège d'Or

léans par le duc François de Guise, ni de la manière dont ce siège fut levé. Ce n'est ici que l'histoire particulière de sa vie, et le crime de Poltrot de Méré ne s'y rattache pas. La paix suivit bientôt après. Jean d'Aubigné en fut l'un des principsux négociateurs, et survécut peu de temps à ce dernier acte public auquel il eut part. Usé par les fatigues de la guerre, il se disposait à retourner chez lui, pour y chercher le repos. A l'heure du départ, il embrasse son fils avec un redoublement de tendresse, en lui recommandant sur toutes choses l'amour de la science et le respect de la vérité. C'était un adieu suprême; il mourut en route, des suites d'une blessure récente reçue pendant la défense d'Orléans. On fut quelque temps sans l'annoncer à son fils; mais le cœur a ses divinations secrètes. Saisi d'une inexplicable tristesse, Agrippa d'Aubigné donnait des larmes à ce père chéri avant de savoir qu'il ne l'avait plus.

L'orphelin, confié aux soins d'un tuteur qui résidait en Saintonge, est envoyé par lui à Genève pour y continuer et y terminer ses études. L'atmosphère de rigorisme austère qui enveloppait la ville de Calvin paraît avoir agi sur lui en sens diamétralement contraire à ce qu'on aurait pu en attendre. Indigné qu'on le remetté au collège, lui qui « faisait plus de vers latins qu'une plume diligente ne pouvait en écrire », qui lisait couramment les docteurs hébreux et avait fait déjà son cours de philosophie, se déclare en pleine insurrection contre le travail, et se livre à des « posticqueries, c'est-à-dire à des tours d'écolier, qui, sans avoir rien de bien criminel, lui attirent néanmoins les réprimandes et les sévérités de ses régents. Enfin, par une dernière « posticquerie », plus énorme que toutes les autres, il plante là Genève et con collège. Sans prendre conseil que de lui-même, il se rend à Lyon et s'y applique à l'étude des mathématiques. Il y joint même un peu de magie, mais purement théorique, s'empresse-t-il d'ajouter. Par malheur, l'étudiant n'avait pas une bourse des mieux fournies; le contenant en est bientôt épuisé. La fin de l'aventure menace d'être funeste. Nous le voyons un jour, isolé dans cette grande ville, errant par les rues, et réduit au plus complet dénuement. Il a fui son logement, où l'hôtesse lui demande de l'argent, et, n'osant y rentrer, se trouve sans asile et sans pain. Dans sa détresse, l'idée du suicide se présente à l'esprit de ce garçon de quinze ans.

« Estant en peine où il passerait la nuit, il » s'arresta sur le pont de la Saône, et là, pen> chant la teste vers l'eau pour apaiser ses larmes >> qui tombaient en bas, il luy prit un grand » désir de se jeter après elles et l'amas de ses dé>> plaisirs, quand sa bonne nourriture (éduca» tion) luy faisant souvenir à cela qu'il fallait >> prier Dieu devant toute action, le dernier mot » de ses prières estant la Vie éternelle, ce mot

» l'effraya et lui fit crier à Dieu qu'il l'assistast » dans son agonie. Lors tournant son visage » vers le pont, il vit un valet duquel il connut » premièrement la malle rouge, et le maistre » bientôt après, qui estoit le sieur de Chillaud, » son cousin germain, qui, envoyé en Allemagne par M. l'Amiral, portait à Genève de l'argent au petit désespéré. »

Jamais cousin ne fut mieux venu et secours providentiel n'arriva plus à point. Le petit désespéré reprit apparemment courage, et rentra chez son hôtesse; mais son séjour ne devait plus s'y prolonger beaucoup. Une nouvelle prise d'armes des protestants remet toute la France en mouvement. Aubigné retourne en Saintonge.

Cependant, plus que jamais, les ailes du jeune oiseau se soulèvent. Le désir de courir le monde et les aventures guerrières le possédait. Son tuteur, pour l'obliger au travail, emploie un procédé violent: il l'enferme dans sa chambre, et tous les soirs lui fait enlever ses habits. L'étude n'y gagne rien; l'entêté est tout à son idée fixe Un gros de cavalerie va quitter le pays pour se rendre au lieu de réunion des forces protestantes; Aubigné n'y tient plus. A l'aide de ses raps, pieds nus, en chemise, il descend de sa fenêtre, escalade deux murailles, manque de tomber dans un puits, et reprend son élan. Laissons-le raconter lui-même cette nouvelle échappée :

» ... Alla trouver ces compagnons qui mar> choient bien étonnez de voir un homme tout blanc courir après eux criant et pleurant de » quoy les pieds luy saignoient. Le capitaine » Saint-Lau, après l'avoir menacé pour le faire >> retourner, le mit en croupe, avec un méchant » manteau sous luy, parce que la boucle de la ⚫ croupière l'escorchait. >>

L'action d'un jeune garçon si déterminé avait au fond de quoi ne pas déplaire à ces hommes de guerre. Ils accueillent donc sans autre difficulté le camarade qui leur arrive. Un peu plus loin se présente une troupe du parti contraire. Selon l'usage du temps, on en vient immédiatement aux mains.

» Cela fut défait avec peu de combat, où le »> nouveau soldat en chemise gainna une harque>> buse et un fourniement, mais ne voulut pren» dre aucun habillement, quoi que la nécessité » et ses compagnons luy conseillassent; ainsi » arriva au rendez-vous de Jonzac, où quelques » capitaines le firent armer et habiller. » Telle est l'entrée d'Agrippa d'Aubigné dans la carrière des armes, qu'à partir de là, en dépit de la parenté qui s'émeut, et tente de le faire rentrer sous sa tutelle, il ne quittera plus. Depuis l'âge de quatre ans, on doit en convenir, il avait assez pâli sur le grec et l'hébreu pour désirer un changement dans ses occupations. Ce qu'il avait appris, il ne l'oublie pas; il l'étend même encore par l'étude, au milieu des agitations de la guerre, mais le règne absolu des livres est fini pour lui,

et c'est de la vie active qu'il va désormais prendre les leçons..

-

Nous passons le récit des misères de tout genre qui abondent dans cette vie de soldat, dont il fait allégrement le rude apprentissage; des combats auxquels il prend part, et des exploits qui lui valent l'estime, quelquefois la jalousie, de ses compagnons d'armes, ainsi qu'un avancement graduel et mérité. Malheureusement, à l'ardent courage de la jeunesse il joint un esprit d'indépendance et une verdeur de parole, qui devaient, dans tout le cours de sa carrière, lui faire peu d'amis, surtout parmi ses supérieurs. Il en cite dès-lors un trait à ses enfants, comme exemple à ne pas suivre.

un

Louis de Bourbon, premier prince de Condé, -chef de l'armée protestante, avait remarqué ce jeune homme si alerte et si audacieux en toute occasion périlleuse. Il désire l'attacher à sa

maison.

<< Cet honneur, présenté par M. de la Caze en > ces termes qu'il le vouloit donner à ce prince, » la response de cet étourdy fut: Meslez-vous de » donner vos chiens et vos chevaux. >>

L'«étourdy,» on le comprend, n'entra pas dans la maison du prince de Condé.

Une paix, qui semblait cette fois devoir être durable, rapproche les deux partis. Aubigné n'avait encore que dix-huit ans, mais après trois années passées dans les camps et dans les batailles, ce n'était plus un enfant. Son tuteur le met en possession de sa fortune maternelle; quant à la succession de son père, uniquement composée de dettes énormes, il avait dû tout d'abord y renoncer. Quelque argent comptant, une terre située dans le pays de Blois, constituaient la totalité de son avoir. Accompagné, pour parler comme lui, d'une fièvre-quarte qui ne le quittait pas, il part pour le Blaisois. Il y est, à son arrivée, traité d'imposteur. Un étranger s'était emparé de la terre des Landes, et, comme la Belette de La Fontaine à l'égard de Jean Lapin, refuse de la restituer au légitime propriétaire, offrant de prouver, pièces en main, que le véritable Aubigné a été tué dans l'un des combats les plus acharnés de la dernière guerre. Le jeune homme se réclame de quelques parents qui habitaient le pays; vaine démarche! En temps de troubles civils et religieux, il n'y a plus de parenté. Renié par eux comme huguenot, accablé par la maladie, dénué de toute ressource, il est réduit, pour obtenir justice, à s'adresser aux tribunaux. On se représenterait difficilement une position plus malheureuse que la sienne, telle que lui-même la dépeint :

Le misérable à qui les parents, l'argent, la >> faveur et la santé défailloient, se fait porter » demi-mort par bateau à Orléans, et de là dans » l'auditoire, où estant dans une chaise fort basse, il out permission de playder sa cause. Son exorde fut si pathectique et tellement aydé de

>> sa misère, que les juges, regardant d'un œil › furieux ses parties, ils se levèrent de leurs » places, et s'estant escriés qu'autre que le fils » Aubigné ne pouvoit parler ainsi, luy deman» dèrent pardon. »

Second triomphe que remportait son éloquence, et qui ne devait pas être le dernier de sa vie. Dans le premier, il n'avait eu à fléchir qu'un père; dans celui-ci, sans même avoir besoin d'aller plus loin que son exorde, non seulement il convainquait ses juges, mais, chose miraculeuse ! ses propres adversaires.

L'éloquence est sœur de la poésie. Quelque temps après, sous l'empire d'une passion que, jusqu'alors, il n'avait pas connue, a lieu le matinal éveil de sa muse. Il a près de vingt ans; il voit Diane de Talcy, fille d'un vieux et digne gentilhomme du voisinage qui entretient avec lui des relations amicales, et Diane de Talcy s'empare instantanément de toutes ses pensées comme de tout son cœur. Trop humble encore de position et de fortune pour oser émettre des prétentions à la main de la noble et riche demoiselle, il dissimule ses impressions, mais les épanche dans des vers animés du souffle vivant de la jeunesse, et le poète qui, plus tard, peindra dans ses Tragiques, d'un pinceau si mâle, les misères de son temps, réunira plus tard aussi, sous le titre gracieux de Printemps, les œuvres légères dues à ses premières inspirations et à ses premières amours. Ce recueil, où, d'après lui, « il y a plu>> sieurs choses moins polies, mais quelque fu>> reur qui sera au gré de plusieurs,» n'est pas arrivé jusqu'à nous, et nous devons, quant à son plus ou moins de mérite, nous en rapporter au jugement de l'auteur.

Cependant, toutes les forces de sa vaillante nature ne s'absorbent pas dans ce sentiment nouveau. Tandis que la paix se maintenait er France, les Pays-Bas, soulevés contre l'Espagne, ouvraient un champ d'exercice voisin aux esprits avides d'activité et de combats. Le bruit courait que le roi se disposait à envoyer au secours des insurgés une armée dont l'amiral de Coligny aurait le commandement. Aubigné s'occupe à lever une compagnie, et se rend à Paris, afin d'y prendre sa commission. Dans le même temps, le prochain mariage du jeune Roi de Navarre avec la sœur du Roi de France y attirait toute la fleur du parti protestant. Le mois d'août 1672 marchait vers une date sinistre.

<< Comme il estoit à Paris, dans la saison des » nopces, servant de second à un sien amy en un » combat près de la place Maubert, il blessa un » sergent qui le voulait prendre, ce qui luy fit » quitter Paris; et la Saint-Barthélemy fut trois jours après... »

n

Heureux duel! heureux méfait! Aubigné ne fut ni la victime, ni le témoin oculaire de cette journée de sang.

Les grands crimes que nous montre l'histoire,

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