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CORRESPONDANCE

AFRIQUE CENTRALE

Relèvement de la mission du Soudan égyptien.

La reprise de possession par les missionnaires catholiques des chrétientés de l'Afrique centrale est un fait accompli. Depuis longtemps, Mgr Roveggio, successeur de NN. SS. Comboni et Sogaro, projetait de créer une station de mission à Omdurman-Khartoum. Tout dernièrement, ce prélat, accompagné de deux missionnaires et d'un Frère coadjuteur de la Congrégation des Fils du Sacré-Cœur de Jésus, est allé présider cette fondation. C'est un important évènement sur lequel nous sommes heu reux de pouvoir donner quelques détails à nos lecteurs, grâce à une intéressante communication du R. P. Weiller.

LETTRE DU R. P. JOSEPH WEILLER

Notre départ d'Assuan, résidence épiscopale de Mgr Roveggio, eut lieu le soir du 29 décembre å 7 h. 1/2. Après un trajet d'une demi-heure en chemin de fer, nous arrivâmes à la station de Chellal, audessus de la première cataracte: Nous montâmes aussitôt sur le bateau à vapeur et nous arrivâmes à Ouadi Halfa, le 1er janvier, après deux jours de navigation.

Cette ville pittoresque, bâtie en aval de la deuxième cataracte, fait heureusement contraste avec les minables villages rencontrés le long du fleuve. Un Syrien catholique, qui était venu au débarcadère pour saluer Monseigneur, nous offrit l'hospitalité la plus gracieuse.

Après avoir visité la ville et les environs, nous primes, le lendemain, le train express du Soudan. Cette voie ferrée se trouve, à dire vrai, dans un état assez primitif. Les voitures de première classe ne diffèrent en rien des wagons qui servent au transport des animaux. On y est exposé sans défense aux tourbillons de poussière que le train soulève continuellement devant lui. Pendant la nuit il faisait très froid; pour nous préserver d'une bronchite sérieuse, chacun de nous dut s'envelopper dans sa couverture de lit.

Du reste, cette partie de notre voyage ne manqua pas d'intérêt durant les deux nuits que nous passâmes en wagon, nous avions devant nous la Croix du sud, cette constellation polaire du ciel antarctique; pendant le jour nous contemplions avec ravissement l'étendue immense du désert et les curieux effets de mirage qui nous montrait à l'horizon des lacs d'eau limpide dans lesquels se miraient des îles de verdure. Près de la station de Faboura, où le train s'arrêta pour prendre de l'eau, nous aperçumes un crocodile au milieu du Nil. Il était couché sur un banc de sable et ne faisait pas le moindre mouvement; ses écailles luisaient d'une splendeur rougeâtre sous les

feux du soleil couchant. En entendant le sifflet de la locomotive donner le signal du départ, il se laissa glisser tout doucement dans l'eau.

La végétation même sur les rivages du Nil offrait des nouveautés qui excitaient notre intérêt, surtout sur la route de Berber à Khartoum, où les arbres forment en quelques points de vraies petites forêts. Cependant les villages dépeuplés qui se présentaient sur la route nous offraient un aspect désolant; les cabanes sont en grande partie détruites; les dattiers et les palmiers, mutilés ou brûlés à moitié, rappellent la fureur destructive des Madhistes au temps de la

guerre.

Malgré les incommodités que j'ai mentionnées, nous nous estimions infiniment heureux en nous rappelant les privations et les fatigues que nos prédécesseurs avaient à souffrir dans leurs voyages à travers ces régions à dos de chameau. La caravane de mission dirigée en 1849 par un vaillant jésuite, le R. P. Maximilien Rillo, premier provicaire de l'Afrique centrale, eut besoin de plusieurs semaines pour le trajet de Ouadi-Halfa à Khartoum ; nous fîmes cette route en trente-trois heures.

C'est le 4 janvier à 6 heures du matin que notre train arriva à la station terminus de Halfaja, qui est située sur la rive droite du Nil Bleu vis-à-vis de Khartoum. Nous étions occupés à transporter nos bagages sur un bateau à vapeur que le gouvernement nous avait offert pour le trajet à Omdurman, lorsque plusieurs catholiques de cette ville se présentèrent pour souhaiter la bienvenue à Monseigneur en lui exprimant la joie qu'ils éprouvaient du rétablissement de la mission dans la capitale du Soudan.

Ils nous montrèrent notre pauvre station de Khartoum détruite en 1885. Le jardin, seul conservé encore dans son état primitif, se distingue par la prospérité des nombreux limoniers et dattiers qui y ont été plantés par nos vénérés prédécesseurs. Malheureusement ce jardin ne nous appartient plus; la mission a dû le céder au gouvernement. Nous contemplâmes avec douleur les ruines de notre maison et de l'église qui se montrent encore derrière les arbres du jardin, témoins muets mais éloquents de la bienfaisance des catholiques d'Europe qui les a édifiées et en même temps du fanatisme impie des mahdistes qui les a démolies.

En face de ces ruines, nous remerciâmes la divine Providence de ce qu'il nous était donné de reprendre l'œuvre d'évangélisation interrompu pendant une si longue série d'années, et nous sentimes se fortifier en nous l'espérance d'un avenir florissant pour une mission si éprouvée.

Cependant l'heure du départ du bateau à vapeur était venue. Une demi-heure après avoir dépassé le confluent du Nil Bleu et du Nil Blanc, nous débarquions à Omdurman, terme de notre voyage. Cette ville, située sur la rive occidentale du grand fleuve, s'étend du Sud au Nord sur une longueur de onze kilomètres, et de l'Est à l'Ouest sur une largeur de cinq. On chercherait en vain un édifice de pierre. dans cette immense agglomération de tentes ou de cabanes, toutes d'un seul étage et fabriquées avec de la boue ou en briques crues. Seuls la mosquée et le palais du kalife Abdullahi, successeur du Mahdi, font exception.

Comme à Ouadi-Halfa nous fûmes hébergés par une excellente famille catholique. Monseigneur eut la consolation de recevoir aussitôt après son arrivée la visite de la plupart des fidèles. Ils furent bien heureux d'apprendre que le prélat avait l'intention de fonder des écoles pour leurs enfants. Il faut remarquer que les catholiques et les schismatiques habitent. un quartier spécial de la ville; cette circonstance favorise le sentiment de solidarité qui les unit au milieu d'une population mahometane.

On transforma une chambre de la maison de notre hôte en chapelle, et l'ouverture officielle de la mission eut lieu le jour de l'Epiphanie. Certes, on ne pouvait choisir pour cette cérémonie, une date plus convenable que la fête consacrée à la mémoire de la vocation des premiers gentils au christianisme.

La messe principale fut célébrée par Mgr Roveggio, en présence d'une soixantaine de personnes parmi lesquelles se trouvaient plusieurs schismatiques, soit du rite grec, soit du rite copte. Après le saint sacrifice, un des missionnaires fit en arabe un sermon qui produisit une vive impression sur les auditeurs; plusieurs ne pouvaient retenir leurs larmes.

Nous espérons que les lecteurs des Missions catholiques voudront bien nous assister de leurs prières et aussi de leurs aumônes. Nous devons songer à la construction d'une église convenable et à la fondation de deux écoles; l'une pour les garçons sera tenue par les missionnaires, l'autre, celle des filles, sera dirigée par les Sœurs de notre mission, les Pieuses Mères de la Nigritie. Notre vicaire apostolique a résolu de fonder aussi un orphelinat; c'est une œuvre de première nécessité, car il y a ici un très grand nombre d'enfants abandonnés ou privés de leurs parents à la suite de la guerre du Soudan et surtout de la bataille sanglante qui eut lieu, il y a seize mois, aux alentours de cette ville. Nous avons déjà recueilli trois orphelins; leur nombre augmentera en proportion des subsides pécuniaires que nous attendons de la charité des catholiques d'Europe.

ROME

Au moment de mettre sous presse, nous recevons de M. Delpech, supérieur du Séminaire des Missions Etrangères de Paris, la dépêche suivante:

« Le décret De tuto, approuvant la béatification des quarante-neuf Vénérables martyrs, a été publié dimanche 8 avril. »

Les Missions à l'Exposition de 1900

Un des organisateurs de l'Exposition des Missions françaises, M. le baron du Teil, est alle demander à la Propagande de Rome des objets qui figureront au pavillon élevé dans ce but dans l'enceinte des œuvres coloniales. Il y a reçu le plus bienveillant accueil et rencontré le plus précieux concours, comme le prouve cet extrait d'une lettre qu'il nous adresse à

son retour.

La plus grande latitude m'a été laissée dans le choix des objets destinés à notre Exposition. Le Saint-Père, qui s'était longuement entretenu de cette question avec le cardinal Vincenzo Vannutelli, n'avait réservé que les Planisphères d'Alexandre VI, qui ont beaucoup souffert à Chicago et qu'on ne veut plus déplacer. Le musée Borgia est riche surtout en manuscrits orientaux assez difficiles à exposer; aussi ai-je préféré, avec M. Durantini, directeur du Musée, me rejeter sur les collections ethnographiques, en choisissant de préférence des objets envoyés par des missionnaires français ou provenant de pays où nous avons des apôtres. Le cardinal Vannutelli, qui m'avait fait l'accueil le plus flatteur et le plus cordial, a daigné approuver sans réserves les soixante objets que nous avons choisis pour orner ici la vitrine du Saint-Père.

Je rapporte donc une collection de bijoux pastoraux arméniens, un très beau tryptique brahmanique en dorure et polychromie, une suite de divinités indiennes et chinoises, dont plusieurs en jade, trois vases anciens de même origine ayant figuré à la dernière Exposition vaticane, un bel album chinois du XVIIe siècle très finement illustré, une riche tunique birmane, un fort beau mousquet oriental avec de précieuses incrustations d'ivoire et d'or provenant du cardinal Lavigerie, ainsi qu'un certain nombre d'objets kabyles, deux défenses sculptées offertes au Musée par les missionnaires de Cimbébasie, tout un ensemble de petits ivoires curieusement travaillés par les naturels de l'Alaska, don de Mgr Seghers, archevêque de l'Orégon. Nous joindrons ici la reproduction du célèbre Codex mexicanus, l'une des richesses du musée Borgia, car j'ai préféré, sachant qu'il avait été très fidèlement copié sous la direction d'un polyglotte américain, le duc de Loubat, ne pas assumer la responsabilité du déplacement de l'original. Enfin, plusieurs bracelets néo-calédoniens en coquillages représentent l'Océanie. Vous voyez que nous démontrons bien par ce choix l'universalité de l'action de la Propagande...

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INFORMATIONS DIVERSES

Kiang-Si oriental (Chine). Mgr Vic, vicaire apostolique du Kiang-Si oriental, actuellement en France pour les besoins de sa mission, nous écrit de Paris :

«Notre mission, tant éprouvée il y a quelques mois, jouit présentement d'un calme relatif, mon provicaire M. Dauverchain ayant négocié un accommodement avec les mandarins. Les missionnaires n'avaient encore pu rentrer dans l'important département du Kouang-Sin où nos établissements ont été saccagés, détruits.

« Jusqu'à ces dernières années, les principales œuvres du district: orphelinats, écoles, catéchuménats, étaient concentrées à la campagne à trois lieues de la ville. La patience et la prudence des missionnaires ont permis de les augmenter de nouvelles installations, notamment aux villes de Lou-Ki et de Kouang-Tehang et à celle plus importante de Si-Tcheng.

« J'espère que M. Clerc-Renaud, missionnaire lyonnais, réussira à avoir un pied à terre à Nan-Foug, deuxième ville du département, importante par son commerce de médecines et l'influence de ses lettrés. Nous y avons en assez grand nombre d'anciens chrétiens et des souvenirs du Bienheureux Perboyre.

« Un autre missionnaire lyonnais, M. Tamet, a acquis de spacieux terrains à Kieu-Tchang, chef-lieu du département, ville de 50.000 âmes, propre et coquette, située sur l'un des trois grands affluents qui traversent mon vicariat apostolique en lignes parallèles. Quelques vieilles maisons chinoises légèrement réparées, nous ont permis d'y commencer des écoles et d'y abriter un hospice de vingt-cinq vieilles femmes, dont les plus jeunes ont 76 ans. Cette dernière œuvre fait très bonne impression sur la population et nous rend sympathiques. Il y a nécessité et urgence de bâtir sur ces terrains et d'y installer la résidence centrale du district avec église et ceuvres en rapport, sans détriment de ce qui existe ailleurs.

« Notre future église sera dédiée à Notre-Dame du Rosaire, le siège de la Confrérie pour tout le vicariat étant depuis de longues années érigé dans ce district. Mais l'établissement dont les écoles et l'hospice sont le prélude sera consacré à N.-D. de Fourvière. Il comprendra, outre les œuvres proprement de paroisse et de la Sainte-Enfance, des catéchuménats, des écoles et hospices de vieillards, toutes œuvres distinctes pour l'un et l'autre sexe, et si les ressources pouvaient le permettre, nous y joindrions plus tard des dispensaires et hôpitaux pour les confier aux Filles de la Charité.

« Une annuité aux catéchuménats et écoles comme à l'hôpital et à l'hospice ne nous coûtant pas plus de 40 à 50 francs, 600 francs suffiraient pour fonder un lit à perpétuité comme une place au catéchuménat. Nous sommes convaincus que de nombreux amis de M. Tamet et de M. Clerc-Renaud souhaiteront de leur venir en aide par une fondation de 600 francs ou une demi-fondation de 300, ou tout au moins une annuité de 50 francs! »>

Lahore (Hindoustan). — Nous apprenons le retour en Europe de Mgr Godefroy Pelckmans, capucin, évêque de Lahore. Avant de quitter son diocèse, le prélat constata les progrès effrayants de la famine et chargea le R. P. Joachim de se rendre immédiatement sur le théâtre du fléau. A peine arrivé en Belgique, il a reçu de lui la lettre suivante :

« Thandla, 9 mars 1900.

<< Jamais je n'ai assisté à des scènes de misères semblables à celles dont je suis témoin ici. A Ajmere, j'ai vu des centaines d'affamés ramasser, devant la porte des vendeurs de blé, des grains disséminés dans le sable. Ils se les disputaient avec acharnement; je ne pense pas qu'après avoir cherché des heures entières, chacun ait pu recueillir plus d'une vingtaine de petits grains de blé ou de froment! Près de Neemuch, des milliers d'affamés, vrais squelettes ambulants, n'avaient absolument que la peau sur les os. Ils étaient, en outre, presque tous atteints de la petite vérole. A une station intermédiaire, où le train faisait arrêt, j'ai pu baptiser quelques enfants agonisants, dont un mourut trois minutes après.

« Pendant que je vous écris, une jeune femme est venue, ici se traînant péniblement. Elle était si faible qu'elle s'est évanouie. Mon compagnon est allé chercher un peu de nourriture qu'il lui a présentée; hélas! il était trop tard la malheureuse n'avait même plus la force d'avaler!

« J'ai déjà recueilli soixante-dix enfants, extrêmement émaciés. Félix de son côté en a réuni, de sorte que, dans quelques jours, je retournerai à Lahore avec un nombre effrayant de petits protégés. Je dis effrayant; car je suis profondément inquiet, en pensant que nos orphelinats ne sont pas assez spacieux pour les abriter et surtout que la mission n'a pas assez d'argent pour les nourrir. Mon Dieu! que faire!... nous ne pouvons cependant pas les laisser mourir de faim! »

Chili. Le dernier numéro de l'excellent journal catholique de Santiago, el Chileno, nous apporte des nouvelles de Mgr Terrien. Le zélé délégué de l'Euvre de la Propagation de la Foi dans l'Amérique du Sud, après une fructueuse tournée dans les diocèses de Santiago, de La Serena, et les vicariats apostoliques d'Antofagasta et d'Iquique, revient en Europe. Il a réussi à établir l'Œuvre sur des bases régulières et solides et a terminé sa mission féconde par un voyage à Saint-Charles d'Aneud. Dans une lettre que publie le Chileno, le distingué prélat remercie avec effusion toutes les personnes qui lui ont facilité sa tâche délicate, en particulier les Lazaristes et les Pères des Sacrés-Coeurs.

LA FEMME ET LA FAMILLE AU CONGO

Par le R. P. LEJEUNE

DE LA CONGREGATION DU SAINT-ESPRIT

Nous avons indiqué en leur temps les discussions de la Chambre des députés sur ce sujet et les promesses de M. le Ministre des Colonies, promesses qui se sont réalisées par trois circulaires ministerielles que nous avons publiées en substance. Voici un travail du R. P. Lejeune, qui montre l'urgente nécessité de modifier cet état de choses et le devoir qui s'impose aux nations civilisées d'agir le plus promptement possible.

LA CAUSE DE TOUS LES MAUX

La presse de tous les partis, religieuse ou non religieuse, conservatrice et républicaine, a mené grand bruit dans ces derniers temps autour d'une question posée du haut de la tribune par M. l'abbé Lemire à M. le Ministre des colonies, sur les mariages indigènes au Congo français, mariages pour lesquels les exigences de notre Code civil, inapplicable en ces pays nouveaux, forment comme une loi prohibitive.

Certains de nos administrateurs et gouverneurs ont proposé de s'en tenir uniquement aux coutumes du pays; d'autres les ont entièrement repoussées; (quelques-uns ont voulu les mitiger. Celui-ci a toujours le Code à la main et quitte à peine l'écharpe tricolore; celui-là, plus soucieux de son repos que des démêlés, procès et différends des indigènes, s'enferme prudemment dans son cabinet, au grand scandale de son successeur, qui se mêlera de tout, mariages, rapts et palabres divers. De là les décisions les plus contradictoires et le plus inextricable chaos.

Des membres éminents du Parlement, de l'Institut, des Sociétés coloniales et anti-esclavagistes se sont émus de ce

déplorable état de choses et ont pris l'initiative d'un Congrès international de sociologie coloniale pour étudier et fixer les devoirs des puissances européennes envers les populations indigènes. Faut-il maintenir, supprimer, ou modifier leur organisme administratif? Comment concilier les droits acquis avec ceux des nations soumises? Comment améliorer leur état moral et intellectuel? Comment préve nir leur dégénérescence et la dépopulation dans leurs effrayants progrès?

Il est certes permis d'entrevoir et d'espérer un grand bien de ce Congrès. Mais il est un mal originel qu'il faut attaquer avant tout, parce que, autour de ce mal, gravitent tous les autres maux. Il est un obstacle à tout progrès; quelque zèle que l'on déploie, c'est une pierre d'achoppement de toute tentative généreuse; ce mal, c'est la condition sociale de la femme, cause de toutes les guerres, origine de tous les malheurs.

droit naturel, de l'humanité, de la raison et surtout du saint Evangile, Code suprême de la civilisation. Pour cela, il faut donner les statuts indigènes des Fans et des Galoas, tels qu'ils ont été et tels qu'ils sont aujourd'hui, depuis l'apparition des colonisateurs. On verra que le simple exposé de ces us et coutumes suffira pour répondre à l'objection, toujours la même et toujours aussi nulle, qu'il faut << laisser aux indigènes leurs lois et leurs usages. »

Il faut les leur laisser, pour autant qu'ils ne sont pas contraires à la nature et ne constituent pas le contre-pied de la civilisation. Mais il faut les détruire, s'ils sont inhumains, et si, au lieu de favoriser le perfectionnement, ils sont au contraire une cause évidente de dégénérescence physique, intellectuelle et morale, en même temps que l'obstacle principal et insurmontable à la mise en valeur de notre domaine colonial.

Le perfectionnement politique, moral et matériel des indigènes du Congo dépend, avant tout, de l'abolition du trafic des femmes. Tous les rapports de tribu à tribu ont pour objet une question de femme. Pas de batailles, pas de guerres, pas d'épreuves, pas de poison sans que la sempiternelle cause initiale ne soit là une dot impayée, une femme volée, une fuite, une absence, un soupçon.

La politique des indigènes est là tout entière; les rois, les grands, les juges sont ceux qui possèdent le plus de cette marchandise; c'est la condition des alliances entre les tribus, les villages, les familles; c'est le sceau des traités importants, c'est enfin la seule marchandise de valeur dans les marchés. La poudre, les fusils, les chèvres valent 5 francs, 20 francs, 30 francs; un esclave mâle vaut de 100 à 200 francs, une femme vaut de trois à cinq esclaves.

Pas de commerce sans cet article; pas de guerre sans la femme à son origine; pas de cour de justice sans ce genre d'affaires à plaider. Dans ces pays, on ne vole pas pour voler; on vole soit pour payer les dettes occasionnées par la débauche, soit pour augmenter son troupeau d'esclaves de quelques unités. Il n'y a pas de village, si petit soitil, où l'on ne rencontre des prisonniers ou des otages attachés aux poteaux des cases; cherchez la raison de ce supplice: c'est une fille qui s'est enfuie, que sa famille a reprise ou qu'un étranger a ravie.

Pas de travail non plus sans la femme. A elle seule le soin des jardins et des champs, à elle seule de planter et de moissonner, à elle seule l'entretien des sentiers des villages, à elle seule la manipulation du caoutchouc, les transports de l'ébène et des gros fardeaux, à elle seule le soin de toute la maison. L'homme, sa hutte une fois bâtie, n'a plus qu'à chasser, à jeter de temps en temps un coup d'épervier dans la rivière, à dormir, et, dans les intervalles, à assister aux procès journaliers des familles et des villages qui n'ont jamais pour objet autre chose que la femme.

J'ai donc raison de dire qu'avant toute autre étude de colonisation, le devoir est de fixer le sort de la femme par des lois bien précises, en rapport avec les exigences du

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La loi des Fans.- Au Congo il y a quantité de tribus différentes; chacune avec sa langue. Mais, sous le rapport politique et social, on peut les grouper toutes sous deux catégories, qui ont chacune des statuts entièrement opposés d'un côté, toutes les tribus Fans (ou pahouines) qui reconnaissent le père pour chef de la famille, comme chez nous; d'un autre côté, toutes les tribus dont le chef n'est ni le père, ni la mère, mais la parenté du côté maternel, c'est-à-dire le grand-oncle frère de la grand-mère maternelle, ou, à son défaut, l'oncle frère de la mère...

Chez les Fans, le père est le chef, le maître absolu, et au besoin le tyran. Il achète sa femme qui est son esclave; il a des enfants qui sont sa propriété. Le Fan n'a pas d'esclaves hommes; il n'a même pas de mot propre à sa langue pour désigner l'esclave. Il a des tributaires, des captifs, ou des indigènes d'autres races qui se sont réfugiés chez lui; mais il n'a pas d'esclaves proprement dits. En revanche, toutes les femmes sont odieusement esclaves, sans en porter le nom.

Afin d'éviter les évasions nombreuses qui auraient lieu par suite des mauvais traitements, le Fan achète sa marchandise à 10, 20 et 50 lieues de distance. Ceux de l'Ogowé l'achètent dans le Komo (à 100 kilomètres); ceux du Ngounyé dans les lacs Oguémoué et Ganga (à 60 kilomètres), et ces derniers du côté de Ndjôlé (à 200 kilomètres). A 3, 4, 6 et 8 ans, la petite Pahouine est donc vendue par son père pour 30 fusils, 30 marmites, 30 pièces de tissus, sans compter la poudre, les miroirs, le tabac, l'eau-de-vie : une somme de 1.000 francs environ de notre monnaie. Ni les pleurs de la mère, ni les lamentations de l'enfant, de ses frères et de ses sœurs, n'attendriront le père, qui ne voit qu'une chose, son bioum, c'est-à-dire son tas de fusils, de tissus et de marmites.

L'enfant est embarquée, de force très souvent, dans la pirogue de son maître; on l'attache si l'on craint une évasion; au besoin, si elle crie et se démène trop fort, un des pagayeurs la menace de la tuer, en tenant un couteau sur sa tête ou en lui montrant le canon d'un fusil. Elle arrive au village. Là elle doit se faire la servante de son mari,

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leurs grands oncles meurent pour hériter d'une partie de leurs esclaves.

On comprend que bien des jeunes gens ne puissent se résoudre à attendre cette éventualité. Chez les Fans, le vol et le pillage sont une vertu celui qui aura rapporté le plus gros butin d'une expédition juste ou injuste sera considéré comme le plus grand chef. Aussi ces sauvages remontent-ils sans cesse les rivières et les fleuves, en quête de pirogues où ils ne rencontreront que des femmes seules pour les voler.

On voit souvent, le soir, partir de vingt à trente jeunes gens, accompagnés d'un vieux chef aguerri. Où vont-ils ainsi pendant la nuit? Dans les plantations des villages

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BALHOLMEN, L'ELDORADO DES TOURISTES; d'après une photographie envoyée par Mgr FALLIZE, vicaire apostolique (voir p. 176).

éloignés, pour surprendre le matin les travailleuses qui s'en vont aux champs, accompagnées seulement de quelques hommes. Soudain, des coups de fusil retentissent derrière les arbres, les hommes tombent, les femmes sont prises. Quelquefois, cinq ou six de ces malheureuses sont ainsi enlevées avant même d'arriver à la plantation.

Les cadavres des victimes sont ramassés, soigneusement chargés dans la pirogue pour servir de festin à tout le village réuni, et les femmes, qu'elles laissent des enfants, qu'elles en allaitent ou non, qu'elles soient vieilles ou jeunes, seront partagées au retour par les héros de l'expédition. Il n'est pas de rivière où ces cas ne se présentent plusieurs fois dans l'année.

Le village ainsi attaqué attend six mois, un an et même deux ans, s'il le faut; et puis il part à son tour dans les coupes de bois d'ébène, dans les campements où l'on recueille le caoutchouc, dans les champs, partout, pour se venger, piller, tuer et emmener des captives. Il n'y a pas de village qui n'ait une ou plusieurs agressions pareilles à venger.

Deux faits qui se sont passés l'année dernière aux environs de ma mission de Lambarené (Ogowé), l'un au lac Ejangos, l'autre dans le Ngounyé, faits dont j'ai été témoin, feront voir toute l'horreur de ces coutumes pahouines.

(A suivre.)

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