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dans un couvent. Cette femme, prefque arrofée du sang de fon mari, ayant tenu fon fils aîné mort entre ses bras, voyant l'autre banni, privée de fes filles, dépouillée de tout fon bien, était feule dans le monde, fans pain, fans efpérance, et mourante de l'excès de fon malheur. Quelques perfonnes ayant examiné mûrement toutes les circonftances de cette aventure horrible, en furent fi frappées qu'elles firent preffer la dame Calas, retirée dans une folitude, d'ofer venir demander juftice aux pieds du trône. Elle ne pouvait pas alors fe foutenir, elle s'éteignait ; et d'ailleurs, étant née anglaife, transplantée dans une province de France dès fon jeune âge, le nom feul de la ville de Paris l'effrayait. Elle s'imaginait que la capitale du royaume devait être encore plus barbare que celle du Languedoc. Enfin le devoir de venger la mémoire de fon mari l'emporta fur fa faibleffe. Elle arriva à Paris près d'expirer. Elle fut étonnée d'y trouver de l'accueil, des fecours et des larmes.

La raifon l'emporte à Paris fur le fanatifme, quelque grand qu'il puiffe être, au lieu qu'en province le fanatifme l'emporte prefque toujours fur la

raison.

M. de Beaumont, célèbre avocat du parlement de Paris, prit d'abord fa défenfe, et dreffa une confultation qui fut fignée de quinze avocats. M. Loifeau, non moins éloquent, compofa un mémoire en faveur de la famille. M. Mariette, avocat au confeil, dreffa une requête juridique qui portait la conviction dans tous les efprits.

Ces trois généreux défenfeurs des lois et de l'innocence abandonnèrent à la veuve le profit des éditions Politique et Légifl. Tome II.

E

de leurs plaidoyers. (e) Paris et l'Europe entière s'émurent de pitié, et demandèrent justice avec cette femme infortunée. L'arrêt fut prononcé par tout le public long-temps avant qu'il pût être figné par le

confeil.

La pitié pénétra jufqu'au miniftère, malgré le torrent continuel des affaires, qui fouvent exclut la pitié, et malgré l'habitude de voir des malheureux, qui peut endurcir le cœur encore d'avantage. On rendit les filles à la mère. On les vit toutes les trois couvertes d'un crêpe et baignées de larmes, en faire répandre à leurs juges.

Cependant cette famille eut encore quelques ennemis ; car il s'agissait de religion. Plufieurs perfonnes qu'on appelle en France dévotes (f) dirent hautement qu'il valait mieux laisser rouer un vieux calviniste innocent, que d'expofer huit confeillers de Languedoc à convenir qu'ils s'étaient trompés: on fe fervit même de cette expreffion :,, Il y a plus ", de magiftrats que de Calas ; et on inférait de-là que la famille Calas devait être immolée à l'honneur de la magiftrature. On ne fongeait pas que l'honneur des juges confifte, comme celui des autres hommes, à réparer leurs fautes. On ne croit pas en France que le pape, affifté de fes cardinaux, foit infaillible: on pourrait croire de même que huit juges de Toulouse ne le font pas. Tout le refte des gens fenfés et défintéreffés difaient que l'arrêt de Toulouse ferait caffé

(e) On les a contrefaits dans plufieurs villes, et la dame Calas a perdu le fruit de cette générosité.

(f) Devot vient du mot latin devotus. Les devoti de l'ancienne Rome étaient ceux qui se dévouaient pour le falut de la république ; c'étaient les Curtius, les Decius.

dans toute l'Europe, quand même des confidérations particulières empêcheraient qu'il ne fût caffé dans le confeil.

Tel était l'état de cette étonnante aventure lorfqu'elle a fait naître à des personnes impartiales, mais fenfibles, le deffein de préfenter au public quelques réflexions fur la tolérance, fur l'indulgence, fur la commifération, que l'abbé Houteville appelle dogme monflrueux, dans fa déclamation ampoulée et erronée fur des faits, et que la raison appelle l'apanage de la nature.

- Ou les juges de Toulouse, entraînés par le fanatifme de la populace, ont fait rouer un père de famille innocent, ce qui eft fans exemple; ou ce père de famille et fa femme ont étranglé leur fils aîné, aidés dans ce parricide par un autre fils et par un ami, cẹ qui n'eft pas dans la nature. Dans l'un ou dans l'autre cas l'abus de la religion la plus fainte a produit un grand crime. Il est donc de l'intérêt du genre humain d'examiner fi la religion doit être charitable ou barbare.

Conféquences du fupplice de Jean Calas.

Si les pénitens blancs furent la caufe du fupplice d'un innocent, de la ruine totale d'une famille, de fa difperfion et de l'opprobre qui ne devrait être attaché qu'à l'injuftice, mais qui l'est au supplice; fi cette précipitation des pénitens blancs à célébrer comme un faint celui qu'on aurait dû traîner fur la claie, fuivant nos barbares ufages, a fait rouer un père de famille vertueux; ce malheur doit, fans doute, les rendre pénitens en effet pour le reste de leur vie;

eux et les juges doivent pleurer, mais non pas avec un long habit blanc, et un mafque fur le vifage qui

cacherait leurs larmes.

On refpecte toutes les confréries; elles font édifiantes mais quelque grand bien qu'elles puiffent faire à l'Etat, égale-t-il ce mal affreux qu'elles ont caufé? Elles femblent inftituées par le zèle qui anime en Languedoc les catholiques contre ceux que nous nommons huguenots. On dirait qu'on a fait vœu de hair fes frères; car nous avons affez de religion pour haïr et perfécuter, et nous n'en avons pas affez pour aimer et pour fecourir. Et que ferait-ce fi ces confréries étaient gouvernées par des enthoufiaftes, comme l'ont été autrefois quelques congrégations des artifans et des Meffieurs chez lefquels on réduifait en art et en fyftême l'habitude d'avoir des vifions, comme le dit un de nos plus éloquens et favans magiftrats? Que ferait-ce fi on établissait dans les confréries ces chambres obfcures, appelées chambres de méditation où l'on fefait peindre des diables armés de cornes et de griffes, des gouffres de flammes, des croix et des poignards, avec le faint nom de JESUS au-deffus du tableau ? Quel fpectacle pour des yeux déjà fafcinés, et pour des imaginations auffi enflammées que foumifes à leurs directeurs !

Il y a eu des temps, on ne le fait que trop, où des confréries ont été dangereuses. Les frérots, les flagellans ont caufé des troubles. La ligue commença de telles affociations. Pourquoi fe distinguer ainfi des autres citoyens ? s'en croyait-on plus parfait ? cela même eft une infulte au refte de la nation. Voulait-on que tous les chrétiens entraffent dans la

par

confrérie ? Ce ferait un beau fpectacle que l'Europe en capuchon et en mafque, avec deux petits trous ronds au-devant des yeux ! Penfe-t-on de bonne foi que DIEU préfère cet accoutrement à un juftaucorps? Il y a bien plus ; cet habit eft un uniforme de controverfiftes, qui avertit les adversaires de fe mettre fous les armes ; il peut exciter une espèce de guerre civile dans les efprits, et elle finirait peut-être par de funeftes excès, fi le roi et fes miniftres n'étaient auffi fages que les fanatiques font infenfés.

On fait affez ce qu'il en a coûté depuis que les chrétiens difputent fur le dogme; le sang a coulé, foit fur les échafauds, foit dans les batailles, dès le quatrième siècle jusqu'à nos jours. Bornons-nous ici aux guerres et aux horreurs que les querelles de la réforme ont excitées, et voyons quelle en a été la fource en France. Peut-être un tableau raccourci et fidèle de tant de calamités ouvrira les yeux de quelques perfonnes peu instruites, et touchera des cœurs bien faits.

Idée de la réforme du feizième fiècle.

LORSQU'A la renaiffance des lettres, les efprits commencèrent à s'éclairer, on se plaignit généralement des abus ; tout le monde avoue que cette plainte était légitime.

Le pape Alexandre VI avait acheté publiquement la tiare, et fes cinq bâtards en partageaient les avantages. Son fils, le cardinal duc de Borgia, fit périr, de concert avec le pape fon père, les Vitelli, les Urbino, les Gravina, les Oliveretto et cent autres feigneurs,

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