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DE M. DE VOLTAIRE

A MM. de la nobleffe du Gévaudan, qui ont écrit en faveur de M. le comte de Morangiés.

A Ferney, 10 augufle 1773.

ΑΙ

MESSIEURS,

J'AI lu la lettre authentique par laquelle vous avez rendu juftice à M. le comte de Morangiés. M. de Florian, mon neveu, votre compatriote, ancien capitaine de cavalerie, qui demeure à Ferney, aurait figné votre lettre, s'il avait été fur les lieux. C'eft l'honneur qui l'a dictée. Une partie confidérable des cours de France et de Savoie, qui eft venue dans nos cantons, a fait éclater des fentimens conformes aux vôtres.

M. de Florian eft en droit plus que perfonne de s'élever contre les perfécuteurs de M. de Morangies, puifqu'un de fes laquais, nommé Montreuil, nous a dit vingt fois qu'il avait mangé souvent avec le fieur du Jonquay, et qu'on lui avait propose de lui faire prêter de petites fommes fur gages par cette famille qui fubfiftait de ce commerce clandeftin. Les juges auraient pu interroger ce domeftique qui eft à Paris. Il ne faut rien négliger dans une affaire fi étonnante, et qui a partagé fi long-temps la noblesse et le tiers-état.

Pour moi, j'ai fait dépofer par-devant notaire la déclaration de cet homme. La vérité eft trop préde cieuse en tout genre pour omettre un feul moyen la découvrir, quelque petit qu'il puiffe être. Je ne prétends point me mettre au rang des avocats qui ont plaidé pour et contre, et dont la fonction eft de montrer dans le jour le plus favorable tout ce qui peut faire réuffir leur caufe, et d'obfcurcir tout ce qui peut lui être contraire. Je n'entre point dans le labyrinthe des formes de la juftice. Je ne cherche le que vrai. C'est de ce vrai feul que dépend l'honneur de la maison de Morangies; il n'eft point dans les mains d'une courtière, prêteuse sur gages, enfermée à l'hôpital; d'un cocher connu par des actions puniffables; d'un clerc de procureur, filleul de cette courtière couverte d'infamie, et qui, retenu chez un chirurgien par la fuite de fes débauches, prétend avoir vu ce qu'il n'a pu voir; il n'est point dans les intrigues d'un tapiffier, nommé Aubourg, qui a ofé, à la honte des lois, acheter ce procès comme on achète fur la place des billets décriés qu'on espère faire valoir par les variations de la finance.

Cet honneur fi précieux dépend de vous, Meffieurs; vous en êtes les poffeffeurs et les arbitres.

Je commence par vous dire hardiment que le roi, qui eft la fource de tout honneur, et qui l'est auffi de toute juftice, a décidé comme vous. Ce n'eft point violer le refpect qu'on doit à ce nom facré ; c'eft au contraire lui témoigner le respect le plus profond que de vous répéter ce que fa majefté a dit publiquement: Il y a mille probabilités contre une que M. de Morangiés n'a point reçu les cent mille écus. Les feigneurs qui ont

entendu ces paroles, me les ont redites ces paroles refpectables qui font, fans doute, du plus grand fens et du jugement le plus droit.

En effet, comment ferait-il poffible que la dame. Verron eût eu cent mille écus à prêter? Comment cette veuve d'un courtier obfcur de la rue Quincampoix eût-elle reçu d'un banqueroutier, fix mois après la mort de fon mari Verron, par un fideicommis de ce mari, deux cents foixante mille livres en or, et de la vaiffelle d'argent que le défunt pouvait si bien lui remettre de la main à la main? Comment ce Verron aurait-il confié fecrètement à un étranger cette fomme, en y comprenant sa vaiffelle d'argent, dont la moitié appartenait à fa femme par la coutume de Paris? comment cette femme aurait-elle ignoré que fon mari eût tant d'or et tant de vaiffelle; et par quelle manœuvre contraire à tous les ufages auraitelle fait valoir cette fomme chez un notaire, fans qu'on ait retrouvé dans l'étude de ce notaire la moindre trace de cette manœuvre frauduleuse? Par quel excès d'une démence incroyable aurait-elle porté cet or dans une charrette à Vitry, au fond de la Champagne? Comment l'aurait-elle reporté enfuite à Paris dans une autre charrette, fans que fa famille en eût jamais le moindre foupçon, fans que dans le cours du procès perfonne ne fe foit avifé de demander feulement le nom du charretier qui doit être enregistré, ainfi que fa demeure?

Après cette foule de fuppofitions extravagantes, débitées fi groffièrement pour prévenir l'objection naturelle que la veuve Verron ne pouvait poffeder cent mille écus dans fon galetas; après, dis-je, ce

ramas d'abfurdités, vient l'autre fable des mêmes cent mille écus portés par du Jonquay dans fes poches à M. de Morangiés, en treize voyages à pied, l'espace de cinq à fix lieues. Ce dernier excès de folie était le comble: et la nation en aurait partagé l'opprobre, fi elle avait pu croire long-temps ce long tiffu d'impoftures ftupides qui font frémir la raifon, et que cependant on s'efforça d'abord d'accréditer.

Ne diffimulons rien, Meffieurs notre légèreté nous fait fouvent adopter pour un temps les fables les plus ridicules; mais, à la longue, la faine partie de la nation ramène l'autre. Je ne crains point de le dire cette nation courageufe, fpirituelle, pleine de grâces, mais trop vive, aura toujours befoin d'un roi fage.

:

Cette affaire auffi affreuse qu'extravagante aurait fini en quatre jours, fi les formalités néceffaires de nos lois avaient pu laisser agir monfieur le lieutenant de police, dont le ministère s'exerce fur les ufuriers, fur les courtiers. Je ne parle pas ainfi pour le flatter: je n'ai pas l'honneur de le connaître; et près de ma fin je n'ai personne à flatter, ni rois ni magistrats.

Je vous remettrai feulement fous les yeux que monfieur le lieutenant de police, par ses soins et par fes délégués, était parvenu en un feul jour à faire avouer à du Jonquay et à fa mère Romain, fille de la Verron, que jamais ils n'avaient porté cent mille écus à M. de Morangies, qu'ils ne lui avaient prêté que douze cents francs. Non-feulement ils firent cet aveu verbalement, mais ils le déclarèrent ensemble, après l'avoir déclaré féparément; non-feulement ils firent de vive voix cette déclaration authentique devant

des juges et des témoins, mais ils la fignèrent étant libres; ils la confirmèrent dans la prifon. Ils n'articulèrent pas cet aveu une feule fois, il fortit cinq fois de leur bouche.

Voilà, Meffieurs, le grand nœud, le feul nœud de cette affaire qu'on a voulu embrouiller par les tours et les retours de cent noeuds différens.

L'aveu formel, l'aveu irrévocable du délit de du Fonquay prévaudra-t-il fur les billets faits par M. de Morangiés avec trop de facilité ? La chofe du monde la plus probable est que cet officier général n'a fait ces billets que pour les négocier, et qu'il a eu en du Jonquay la même confiance qu'on a tous les jours dans les agens de change accrédités, chez lefquels on ne négocie pas autrement.

La chose la plus improbable dans tous les fens et dans toutes les circonftances, c'est que du Jonquay ait porté à pied cent mille écus dans fes poches à l'officier général. Qui l'emportera de la plus grande vraisemblance ou de l'extrême improbabilité?

J'ofe avancer, Meffieurs, qu'il n'est point de juge éclairé qui ne pense, comme le roi, que jamais M. de Morangiés n'a reçu les cent mille écus. Refte à favoir fi les juges étant perfuadés dans le fond de leur cœur de l'impoffibilité de cette dette prétendue, nos lois font affez précises pour les forcer à condamner M. de Morangiés à payer un argent que certainement il ne doit pas.

La chicane fe mettant à la place de la juftice dont elle eft l'éternelle ennemie, s'eft élevée pour lui lier les mains. Elle a dit : L'aveu de du Jonquay eft formel, il eft incontestable, mais il eft illégal; c'est un aveu

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