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qu'on a cruellement maltraité la mère et le fils chez le procureur. Les avocats du gentilhomme le dénient. Aucune probabilité fur cet article. (b)

L'homme aux treize voyages à pied prétend que le procureur, dans un mouvement d'indignation, lui déboutonna sa vefte pour faire voir fa chemife fale et groffière, et lui dit: Malheureux! tu n'as pas de chemifes, et tu prétends avoir prêté cent mille écus?

Cette exclamation paraît à sa place, et ce raisonnement eft judicieux. Il eft probable qu'un homme qui difpofe de tant d'or a des chemifes: comme il eft vraisemblable qu'il ne fait point cinq lieues à pied pour aller hafarder cent mille écus.

C'est une probabilité contre le jeune homme en faveur de l'officier plaignant: mais elle ne peut être évaluée à plus de quatre, parce qu'après tout le petitfils d'une vieille femme qui a cent mille écus en or, -peut n'en pas recevoir beaucoup de fa grand'mère. Ainfi l'officier aurait quatorze en sa faveur.

Enfin, après un long interrogatoire, après qu'on a mis en usage les raisons et les menaces, la mère du jeune homme avoue le crime en pleurant; elle confeffe qu'on n'a délivré que 1200 livres à l'officier, et que les treize voyages font une fable. Alors un commis de l'infpecteur de police fait mettre des menottes à fon fils qui fait le même aveu, et qui dit : Je fignerai, fi l'on veut, que j'ai volé tout Paris. Ce commis de police était-il en droit de charger de fers un docteur en droit? eft-il permis de traiter ainfi un citoyen? ce commis me paraît puniffable, mais enfin

(b) Ileft à remarquer que les avocats des deux parties font diametralement oppofés fur plufieurs faits effentiels, ce qui augmente l'incertitude.

le docteur en droit avoue; et ces mots: Je fignerai, fi l'on veut, que j'ai volé tout Paris, paraissent plutôt les expreffions d'un homme qui ne rougit de rien, que celles d'un honnête homme indigné d'être accufé d'un crime.

La mère et le fils font conduits chez le commiffaire, qui paffe pour un homme très-doux et très-fage: on ôte les menottes au fils, et tous deux libres fignent devant lui leur condamnation. On les mène en prifon, et la chofe paraît jufte. Détenus en prifon, ils renoncent d'abord à leur prétention chimérique; ils écrivent, dit-on, à un ancien avocat, leur confeil, qu'ils fe défiftent. Les fœurs du malheureux vont chez le même commis de police qui a intimidé leur frère et leur mère; elles implorent la pitié du magistrat de la police dans une lettre qu'elles lui écrivent chez ce même commis. Alors nulle probabilité en faveur des accufés; tout eft contre eux, tout eft pour le maréchal de camp. Plus de procès; l'affaire eft confommée. Point du tout, on la fait revivre; elle devient plus violente et plus obfcure qu'auparavant.

Nouvelles probabilités contre la famille aux cent

mille écus.

Le petit-fils et la mère, encourages par un homme qui fut autrefois avocat, rétractent leur aveu, et reviennent contre leur fignature. Ils foutiennent qu'on les a violentés chez le procureur, qu'on les a battus, qu'on les a menacés de la corde, s'ils ne fignaient pas. Ils crient qu'ils ont cédé à la tyrannie,

mais qu'enfin, ayant repris leurs fens, ils efpèrent tout de la juftice.

Ici le calcul des probabilités augmente contre eux. Vous prétendez avoir été maltraités, et vous fignez chez un commiffaire que vous méritez de l'être ! Vous dites qu'on vous a traités de coquins, et vous fignez que vous êtes des coquins! Vous criez qu'on vous a menacés de la corde, et vous fignez que vous avez fait une action à vous faire pendre! Et chez qui écrivez vous votre condamnation? chez un commiffaire honnête homme, à qui vous pouviez, au contraire, rendre une plainte juridique contre vos bourreaux qui vous ont fait ( dites-vous ) tant de violence. La crainte a arraché votre aveu, et conduit votre main! Quelle crainte aviez-vous, fi vous étiez innocens? c'était aux fuppôts de la police, à ces bourreaux volontaires de deux citoyens, à trembler. Ne fentez-vous pas qu'en les déférant à la justice, vous aviez pour vous tout Paris et toute la France? Le peuple aurait voulu déchirer ces barbares. Leurs vexations étaient ce qui pouvait vous arriver de plus avantageux. Il n'y a pas un homme dans Paris qui, à votre place, eût été feulement tenté de faire le lâche menfonge que vous dites avoir fait. Quoi! vous, docteur en droit, vous mentez pour vous couvrir d'opprobre, vous et votre aïeule et toute votre pauvre famille! Vous vous calomniez exprès pour perdre cent mille écus que vous réclamiez vous vous calomniez pour vous perdre vous-même!

Cette probabilité contre vous et en faveur de votre adverfaire eft très-grande. Je l'évalue au double de

la vraisemblance qui naiffait des billets de l'officier, c'eft-à-dire, à deux cents. Ainfi il a pour lui deux cents quatorze.

Intervention d'un ancien tapiffier, folliciteur de procés, dans cette affaire.

UN folliciteur de procès, ( je ne puis le nommer autrement, puifqu'il follicite) un homme, dis-je, qui n'eft ni parent ni ami de la famille, achète ce procès de votre grand'mère, pour la fomme de cent quinze mille livres qu'il doit prendre un jour fur les biens reftans au maréchal de camp, s'il le gagne; moyennant quoi il fe charge des frais. Voilà un étrange marché. On dit que la feule conviction, la feule pitié pour une famille opprimée, lui a fait entreprendre cette action généreufe; il ne fallait donc pas l'avilir en prenant de l'argent. Si au contraire il en avait donné, comme tant de perfonnes en ont prodigué dans la catastrophe des Calas et des Sirven, pour venger l'innocence évidemment reconnue, il mériterait l'eftime et la reconnaissance de tout le public; et la probabilité pour la caufe de la famille augmenterait confidérablement: mais fa conduite intéressée, loin de fortifier les vraisemblances, les diminue.

Toutefois il paraît qu'elle ne les diminue pas de beaucoup; car il fe peut que cet homme foit avide, et que la famille foit innocente. Il eft vraisemblable fur-tout qu'il ait cru qu'en justice réglée, des billets payables à ordre l'emporteraient fur toute autre confidération; qu'on jugerait au parlement comme on juge aux confuls et à la confervation de Lyon; que les

preuves teftimoniales ne feraient point admifes quand les preuves par écrit parlent fi haut.

Que fait-il donc? c'eft lui qui, avec un homme autrefois avocat, ranime le courage abattu du jeune homme et de fa mère qui ont fait l'aveu du crime à eux imputé; c'eft lui qui les excite à renier cette confeffion extorquée par la violence. Il dreffe leur requête, il parle en leur nom, il les présente au public et aux juges comme des victimes fous le couteau de la tyrannie; il obtient leur élargiffement. Prefque toute la France éleve la voix avec lui pour une famille du peuple trompée, volée, opprimée par un homme qui n'a pour lui que fa qualité et des dettes. Ces dettes le rendent très-fufpect; fa qualité ne lui fert pas de défense dans l'efprit d'une nation alarmée, qui a vu tant d'hommes indignes de leur nom fe déshonorer par des actions baffes et cruelles.

L'intervention de ce folliciteur ferait donc une grande probabilité pour les accufés, fi elle était gratuite; mais étant mercenaire, elle femble être contre eux; et tout ce qu'on peut faire de plus favorable pour eux, c'eft de ne la pas compter.

Mais il y a ici une réflexion importante à faire.

D'un côté, fi l'officier n'est pas de bonne foi, il n'y a qu'un délinquant; de l'autre, fi le jeune homme a trompé l'officier, il y a neuf criminels, lui, sa mère, fa grand'mère, fes deux fœurs, les deux témoins, le folliciteur qui achète ce procès, l'ancien avocat qui a fervi de confeil.

Mais de tous ces complices, il fe peut qu'il y en ait plufieurs de féduits et de trompés. L'ancien avocat, le folliciteur peuvent l'avoir été, les deux fœurs,

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