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DE M. LE COMTE DE MORANGIÉS,

CONTRE LA FAMILLE VERRON.

177 2.

PLUSIEURS

LUSIEURS perfonnes, qui cherchent le vrai en tout genre, ont défiré qu'après le procès criminel du comte de Lalli, on leur donnât un précis du procès civil et criminel que le comte de Morangiés a effuyé. Le voici :

La maifon de Morangies avait des dettes dont le comte de Morangiés, maréchal de camp, s'était chargé. Pour éteindre ces dettes, il voulut faire exploiter et vendre en détail une forêt dans le Gévaudan, laquelle a, dit-on, environ dix mille arpens d'étendue, et dont il pouvait difpofer par un accord public avec les créanciers de fa maison. Il montre le plan de cette forêt, figné d'un arpenteur juré : il préfente toutes les pièces néceffaires; mais un homme endetté ne pouvait guère trouver de l'argent à Paris, pour faire couper une forêt dans le Gévaudan.

Il s'adresse à une courtière d'ufure. Cette courtière lui indique un jeune homme nommé du Jonquay, que ses avocats difent très-bien né, petit-fils d'une veuve opulente, arrivé depuis un an de province, ayant travaillé quelques mois chez un procureur, reçu docteur és lois par bénéfice d'âge, comme tant de Politique et Légif. Tome II.

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magiftrats bien élevés, et près d'acheter une charge de confeiller de la cour des aides ou du parlement, dans le temps où le droit de juger les hommes fe vendait encore.

Après quelques pourparlers le maréchal de camp vient figner au jeune magiftrat des billets de trois cents mille livres, avec les intérêts à fix pour cent. Ces billets à ordre font faits dans un galetas où logeait ce prêteur, et où il y avait pour tous meubles trois chaises de paille et une table de sapin. L'emprunteur, en voyant cet ameublement, crut être chez un jeune courtier d'agent de change. Il affirme et jure qu'il n'a fait ces billets que pour être négociés fur la place, et qu'il n'en a point reçu la valeur, qu'il ne devait la recevoir que quand l'affaire ferait confommée, felon l'ufage établi dans toutes les villes de

commerce.

Le jeune homme affirme et jure que c'est l'or de madame fa grand'mère qu'il a donné ; qu'il a porté cet or à pied, en treize voyages en un matin; qu'il a fait environ cinq lieues et demie à pied, pour obliger monfieur le comte, quoiqu'il pût porter cet or dans un fiacre en un feul voyage. (a)

Il a fait faire ces billets au profit de la dame Verron, fa grand'mère. Il n'y a pas d'apparence qu'un homme

(a) On voit en effet au procès un écrit de M. le comte de Morangiés, du 24 septembre 1771, par lequel de plufieurs plans d'emprunts propofes par du Jonquay, ( qu'il prenait pour un courtier) il adopte celui de 327000 liv. payables pour 300000 comptant: et promet de faire des billets de 327000 livres, y compris l'ufure quand il recevra l'argent. Or du Jonquay prétend avoir donné cet argent le 23. Il eft impoffible que l'emprunteur ait promis le 24 de figner, fi tôt qu'on lui apporterait un argent qu'il aurait reçu la veille.

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d'un âge mûr les eût fignés, s'il n'en avait pas reçu la valeur. Mais il y a peut-être encore moins d'apparence que la grand'mère Verron, qui demeurait dans un galetas avec la Romain, mère de du Jonquay, et trois fœurs de du Jonquay, très-pauvrement vêtues, et fubfiftant, elle et toute fa famille, d'un très-petit fonds qu'elle fefait valoir à ufure, eût poffédé la fomme exorbitante de trois cents mille livres en or. La famille prévient cette objection qu'on ne lui fefait pas encore, en difant que la veuve Verron, la grand'mère, avait reçu fecrètement une grande partie de cet argent depuis plus de trente ans, par les mains d'un nommé Chotard, qui était mort banqueroutier; que fon mari, prétendu banquier, avait donné fecrètement cette fomme à l'inconnu Chotard par un fidéicommis fecret. La veuve l'avait fait valoir fecrètement chez un notaire; elle l'avait retirée fecrètement de ce notaire qui était mort alors; elle l'avait portée à Vitry fecrètement, au fond de la Champagne, dans une charrette; elle y avait vendu fecrètement à des juifs de beaux diamans, dont le prix fervit à compléter les trois cents mille livres ; elle fit porter fecrètement à Paris ces trois cents mille livres en or, dans une charrette d'un voiturier qu'on ne nomme pas, (b) à un troisième étage, rue Saint-Jacques. Et moi, ajoutait du Jonquay, je les ai portées fecrètement à pied, en treize voyages, à M. de Morangiés, pour mériter fa protection. J'ai pour témoins un cocher

(d) Il eft étrange que dans le cours de ce procès on n'ait point fongé à rechercher le fait de ce prétendu voiturier; tous les voituriers font connus, leurs noms font fur des regiftres: comment n'a-t-on fait aucune enquête à Paris et à Vitry ?

de mes amis, qui eft, comme moi, un très-bon brétailleur, et un ancien clerc de procureur qui fe fefait guérir dans ce temps-là même de la vérole chez le chirurgien Menager; j'ai pour témoins mes fœurs, qui fubfiftent de leur travail de couturières et de brodeuses, et une prêteuse fur gages qui a été enfermée à l'hôpital.

Il demande au nom de madame Verron et au fien, que la juftice aille enfoncer toutes les portes chez le comte de Morangiés et chez fon père, lieutenant général des armées du roi, pour voir fi les cent mille écus en or ne s'y trouvaient pas. (c) La justice n'y va point, et on ne fait pourquoi. Mais le comte de Morangiés demande au magiftrat de la police, qui a l'inspection fur les prêteurs à ufure, qu'on appro

fondiffe cette affaire.

Le magiftrat délègue le fieur Dupuis, inspecteur de police, homme très-fage et reconnu pour tel, qui fe tranfporte, accompagné d'un autre officier, nommé Desbrugnières, chez un procureur où l'on fait venir du Jonquay et fa mère nommée Romain, fille de la veuve Verron. La mère et le fils interrogés

(c) Cette requête n'eft-elle pas un artifice par lequel on voulait le ménager l'avantage de paraître au moins prévenir les plaintes de l'emprunteur ? il eft bien vraisemblable que fi cet emprunteur avait reçu les cent mille écus qu'il déniait, il les aurait mis à couvert, et aurait rendu très-inutiles les démarches de la famille Verron. Il n'eft pas moins probable que fi l'emprunteur avait été de mauvaise foi, il n'avait nul besoin de nier la dette, il aurait dit, à l'échéance , arrangez-vous avec les directeurs des créanciers, et il aurait joui de cent mille écus. S'il n'a pas pris un parti fi facile, c'eft une preuve affez forte qu'il n'avait rien touché. Il n'y a qu'à lire attentivement les lettres du fieur du Jonquay mentionnées au procès, pour voir que cet homme n'avait point porté et donné cent mille écus.

avouent féparément qu'ils ont menti, et qu'ils n'ont jamais donné cent mille écus au comte de Morangiés. On les transfère alors chez un commiffaire, ils fignent leur délit l'un après l'autre. Le fils dit à fa mère : Ma mère, je viens de déclarer la vérité. Elle lui répond: Tu l'as dite, mon fils; tu aurais bien fait de la dire plus tôt. Le commiffaire, fon clerc, l'infpecteur Dupuis, entendent cet aveu, et il eft configné au procès. Tout étant ainfi avéré, et juridiquement conftaté, on mène les deux coupables au fort l'Evêque. Ils confirment leur aveu dans la prison. (d)

Du Jonquay, dès le lendemain, écrit à un homme qui était fon confeil, et qui était dépofitaire des billets.

MONCI EUR,

,, La malheureuse afaire où je fuis plongé m'a réduit , ainfi que ma chère mère ès prisons du fort l'Evêque, ,, nous fûmes arrêté yere par ordre du roi. Si vous ,, voulé nous secondé pour nous en tirer, il faut ,, que vous ayez la bonté de remettre au porteur ,, les éfets que je vous ait confié, lefquelles dits ,, éfets j'ay promire à monfieur Dupuy de lui faire

pacer au plus tard à dix heures du matin, d'après la parolle que j'ai donné je vous cerai obligé de me mettre à même de la mettre à exécution, ,, comme auffi je vous prie moncieur de cecer toute poursuite et auffitôt que nous aurons nôtre

(d) C'eft ce que rapporte l'avocat de M. le comte de Morangiés, dans fon dernier mémoire, intitulé supplément. Si le faitest vrai, comme il n'eft pas permis d'en douter, il est démontré que les du Jonquay font coupables et que le comte de Morangiés eft innocent. Tout devait finir là; mille procédures, mille fentences ne peuvent affaiblir une démonstration.

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