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tous les mois les hommes les plus eftimables de l'Europe, pour gagner leurs gages. Vous avez raison, lui dis-je; mais voudriez-vous qu'on tuât tous les chevaux d'une ville, parce qu'il y a quelques roffes qui ruent, et qui fervent mal?

Je vis que cet homme avait commencé par haïr l'abus des arts, et qu'il était parvenu enfin à haïr les arts mêmes. Vous conviendrez, me difait-il, que l'induftrie donne à l'homme de nouveaux befoins. Ces befoins allument les paffions, et les paffions font commettre tous les crimes. L'abbé Suger gouvernait fort bien l'Etat dans les temps d'ignorance; mais le cardinal de Richelieu, qui était théologien et poëte, fit couper plus de têtes qu'il ne fit de mauvaises pièces de théâtre. A peine eut-il établi l'académie française que les Cinq-Mars, les de Thou, les Marillac, pafsèrent par la main du bourreau. Si Henri VIII n'avait pas étudié, il n'aurait pas envoyé deux de fes femmes fur l'échafaud. Charles IX n'ordonna les maffacres de la Saint-Barthelemi, que parce que fon précepteur Amiot lui avait appris à faire des vers. Et les catholiques ne maffacrèrent en Irlande trois à quatre mille familles de proteftans, que parce qu'ils avaient appris à fond la Somme de St Thomas.

Vous penfez donc, lui dis-je, qu'Attila, Genferic, Odoacre et leurs pareils avaient étudié long-temps dans les univerfités ? Je n'en doute nullement, me dit-il, et je fuis perfuadé qu'ils ont écrit beaucoup en vers et en profe; fans cela auraient-ils détruit une partie du genre humain? il lifaient affidument les cafuiftes et la morale relâchée des jéfuites, pour

calmer les fcrupules que la nature fauvage donne toute feule. Ce n'eft qu'à force d'efprit et de culture qu'on peut devenir méchant. Vivent les fots pour être honnêtes gens. Il fortifia cette idée par beaucoup de raisons capables de faire remporter un prix dans une académie. Je le laiffai dire. Nous partîmes pour aller fouper à la campagne. Il maudiffait en chemin la barbarie des arts, et je lifais Horace.

Au coin d'un bois nous fûmes rencontrés par des voleurs, et dépouillés de tout impitoyablement. Je demandai à ces meffieurs dans quelle université ils avaient étudié. Ils m'avouèrent qu'aucun d'eux n'avait jamais appris à lire.

Après avoir été ainfi volés par des ignorans nous arrivâmes prefque nus dans la maifon où nous devions fouper. Elle appartenait à un des plus favans hommes de l'Europe. Timon, fuivant fes principes, devait s'attendre à être égorgé. Cependant il ne le fut point; on nous habilla, on nous prêta de l'argent, on nous fit la plus grande chère; et Timon, au fortir du repas, demanda une plume et de l'encre pour écrire contre ceux qui cultivent leur efprit.

LES

E T

LES SOUS-FERMIERS.

Un jour le cardinal de Fleuri, en présentant au roi

N

les fermiers généraux qui venaient de figner un bail: Voilà, dit-il, Sire, les quarante colonnes de l'Etat. (1)

Quelques jours après un sous-fermier, nommé Blaise Rabau, (car il y avait alors des fous-fermiers) alla le dimanche au fermon de la paroiffe dans fa terre près de Beaujenci, pour édifier ses vaffaux; le prédicateur avait pris pour texte : Qui n'écoute pas l'Eglife foit regardé comme un païen ou comme un publicain.

M. Rabau, accompagné de fes amis, fortit en colère, et emmena fa compagnie auffi indignée que lui. Le prédicateur du village, qui n'y entendait point fineffe, alla se présenter à fouper chez fon seigneur, felon sa coutume: Vous êtes bien infolent, lui dit M. Rabau, de m'infulter en chaire, et de m'appeler païen; je vous ferai condamner par la chambre de Valence. Apprenez que fi les fermiers font les colonnes de l'Etat, j'en fuis au moins un chapiteau. Où avezvous pêché, s'il vous plaît, les injures que vous me dites?

Monseigneur, répliqua le prédicateur, je vous demande pardon, ce n'est pas ma faute, le texte eft de l'Ecriture. Qu'on la réforme, dit M. Rabau, je vous en charge, et vous en répondrez à mes commis.

( 1 ) Oui, dit le marquis de Souvrai, ils foutiennent l'Etat comme la corde foutient le pendu.

Politique et Légifl. Tome II.

B

Le prédicateur reftait muet et confus. Un énorme receveur des tailles, qui était affis auprès du feigneur, prit alors la parole, et dit : Je ne lis jamais que les édits du roi fur les finances; je ne fais ce que c'est que païen et publicain; s'il y a en effet un livre où il foit mal parlé des receveurs des tailles, c'est un livre contre l'Etat et les bonnes mœurs ; j'en parlerai à monfieur l'intendant, qui certainement fera condamner le livre au premier concile. Toute la compagnie parla avec la même énergie.

Quoi! difait M. Blaife Rabau, je vous paye pour venir prêcher dans ma paroiffe, et votre texte me dit des injures! quel rapport, s'il vous plaît, entre un païen et un fermier des aides et gabelles! ne fuis-je pas un homme néceffaire à l'Etat? La fociété peutelle fubfifter fans qu'il y ait des citoyens chargés du recouvrement des deniers publics? ceux qui les percevaient chez les Romains n'étaient-ils pas chevaliers? non pas chevaliers de Saint-Michel, mais chevaliers avec un gros anneau d'or. Ne formaient-ils pas le fecond ordre de la république, comme je l'ai ouï dire à un favant de l'académie des infcriptions et belleslettres qui vient dîner chez moi tous les mardis, et qui s'en va dès qu'il a mangé ? Il ne m'a jamais dit que ces gens-là fuffent damnés à Rome. Un fermier général ne peut avoir été mis dans le rang des païens que par des gueux qui n'ont pas de quoi payer, et qui veulent plaire à la populace. Remarquez que tous ces drôles qui déclament contre les riches n'ont jamais eu de pot au feu, et viennent nous demander à fouper. Ne manquez pas de m'apporter votre rétracécrit, afin que je la paraphe.

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Monseigneur, lui répliqua le révérend père prédi cateur, il me vient une idée: on pourrait accommoder les choses; il eft vrai que les publicains font toujours mis dans l'Ecriture avec les païens, mais vous n'êtes point païen, donc vous n'êtes point publicain.

Blaife Rabau, après avoir rêvé, lui dit: Père, qu'entendez-vous donc par publicain? Il me femble, dit l'orateur, que publicain vient de public, et qu'il n'y a de damnés que ceux qui lèvent les deniers publics.

A cette fatale réponse, une jufte colère transporta toute l'affemblée; on allait jeter le père par les fenêtres, quand il leur dit : Meffieurs, cette fentence éternelle ne vous regarde pas; encore une fois, vous n'êtes pas publicains. Comment cela, maraud, dit M. Rabau, qui ne fe poffédait plus ? C'eft, dit le prédicateur, que les publicains chez les Grecs et chez les Romains étaient ceux qui recevaient les deniers du public; ils en rendaient compte au public, et c'eft pour cela qu'ils étaient excommuniés : mais vous, Meffieurs, vous percevez les deniers du roi, vous ne rendez point compte au public; ainfi l'anathême ne peut être pour vous, et vous ne trouverez nulle part que les fous-fermiers du roi foient excommuniés.

Ah! mon révérend père, que vous êtes un galant homme, s'écria M. Rabau. Mais fi vous étiez à Venise, où les tréforiers rendent compte de leur maniement à la république, comment expliqueriezvous votre texte?

Oh! dit le père, rien n'eft plus aifé; je ferais voir évidemment que l'anathême n'eft prononcé que contre les fermiers d'un royaume : et c'est ainsi que nous expliquons tous les textes.

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