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ON DOIT

TROMPER LE PEUPLE.

C'EST une très-grande question, mais peu agitée,

de favoir jufqu'à quel degré le peuple, c'est-à-dire, neuf parts du genre humain fur dix, doit être traité comme des finges. La partie trompante n'a jamais bien examiné ce problême délicat; et, de peur de se méprendre au calcul, elle a accumulé tout le plus de vifions qu'elle a pu dans les têtes de la partie trompée.

Les honnêtes gens qui lifent quelquefois Virgile, ou les Lettres provinciales, ne favent pas qu'on tire vingt fois plus d'exemplaires de l'almanach de Liége et du courrier boiteux, que de tous les bons livres anciens et modernes. Perfonne affurément n'a une vénération plus fincère que moi pour les illuftres auteurs de ces almanachs et pour leurs confrères. Je fais que depuis le temps des anciens Chaldéens, il y a des jours et des momens marqués pour prendre médecine, pour fe couper les ongles, , pour donner bataille, et pour fendre du bois. Je fais que le plus fort revenu, par exemple, d'une illuftre académie confifte dans la vente des almanachs de cette espèce. Oferai-je, avec toute la foumiffion poffible, et toute la défiance que j'ai de mon avis, demander quel mal il arriverait au genre humain, fi quelque puissant aftrologue apprenait aux payfans et aux bons bourgeois

des petites villes, qu'on peut, fans rien rifquer, se couper les ongles quand on veut, pourvu que ce foit dans une bonne intention? Le peuple, me répondra-t-on, ne prendrait point des almanachs de ce nouveau venu. J'ose présumer, au contraire, qu'il fe trouverait parmi le peuple de grands génies qui fe feraient un mérite de fuivre cette nouveauté. Si on me réplique que ces grands génies feraient des factions, et allumeraient une guerre civile, je n'ai plus rien à dire, et j'abandonne, pour le bien de la paix, mon opinion hafardée.

Tout le monde connaît le roi de Boutan. C'est un des plus grands princes du monde. Il foule à fes pieds les trônes de la terre; et fes fouliers, s'il en a, ont des fceptres pour agrafes. Il adore le diable, comme on fait, et lui eft fort dévot, auffi-bien que fa cour. Il fit venir un jour un fameux fculpteur de mon pays, pour lui faire une belle ftatue de Belzebuth. Le sculpteur réuffit parfaitement; jamais le diable n'a été fi beau: mais malheureusement notre Praxitele n'avait donné que cinq griffes à fon animal, et les Boutaniers lui en donnaient toujours fix. Cette énorme faute du sculpteur fut relevée par le grand maître des cérémonies du diable, avec tout le zèle d'un homme justement jaloux des droits de fon patron et de l'usage immémorial et facré du royaume de Boutan. Il demanda la tête du fculpteur. Celui-ci répondit que ces cinq griffes pefaient tout juste le poids des fix griffes ordinaires; et le roi de Boutan, qui eft fort indulgent, lui fit grâce. Depuis ce temps, le peuple de Boutan fut détrompé fur les fix griffes du diable.

Le même jour, fa majesté eut befoin d'être faignée: un chirurgien gafcon, qui était venu à fa cour dans un vaiffeau de notre compagnie des Indes, fut nommé pour tirer cinq onces de ce fang précieux. L'aftrologue de quartier cria que la vie du roi était en danger, fi on le faignait dans l'état où était le ciel. Le gafcon pouvait lui répondre qu'il ne s'agiffait que de l'état où était le roi de Boutan; mais il attendit prudemment quelques minutes; et prenant fon almanach : Vous avez raison, grand homme, dit-il à l'aumônier de quartier, le roi ferait mort fi on l'avait faigné dans l'inftant où vous parliez; le ciel a changé depuis ce temps-là, et voici le moment favorable. L'aumônier en convint. Le roi fut guéri; et petit à petit on s'accoutuma à faigner les rois quand ils en avaient befoin.

Un brave dominicain difait dans Rome à un philofophe anglais : Vous êtes un chien, vous enfeignez que c'est la terre qui tourne, et vous ne fongez pas que Jofué arrêta le foleil. Hé, mon révérend père, répondit l'autre, c'eft auffi depuis ce temps-là que le foleil eft immobile. Le dominicain et le chien s'embrassèrent, et on ofa croire enfin, même en Italie, que la terre tourne,

Un augure fe lamentait, du temps de Céfar, avec un fénateur fur la décadence de la république. Il eft vrai que les temps font bien funeftes, difait le fénateur; il faut trembler pour la liberté romaine. Ah! ce n'eft pas-là le plus grand mal, disait l'augure; on commence à n'avoir plus pour nous ce refpect qu'on avait autrefois; il femble qu'on nous tolère, nous ceffons d'être néceffaires. Il y a des

généraux qui ofent donner bataille fans nous confulter; et, pour comble de malheur, ceux qui nous vendent les poulets facrés commencent à raisonner. Hé bien, que ne raifonnez-vous auffi? répliqua le fénateur; et puifque les vendeurs de poulets du temps de Céfar en favent plus que ceux du temps de Numa, ne faut-il pas que vous autres augures d'aujourd'hui vous foyez plus philofophes que ceux d'autrefois ?

DIEU merci j'ai brûlé tous mes livres, me dit

hier Timon. Quoi, tous fans exception? Paffe encore pour le journal de Trévoux, les romans du temps et les pièces nouvelles mais que vous ont fait Cicéron et Virgile, Racine, la Fontaine, l'Ariofle, Addison et Pope? J'ai tout brûlé, répliqua-t-il; ce font des corrupteurs du genre humain. Les maîtres de géométrie et d'arithmétique même font des monftres. Les sciences font le plus horrible fléau de la terre. Sans elles nous aurions toujours eu l'âge d'or. Je renonce aux gens de lettres pour jamais, à tous les pays où les arts font connus. Il est affreux de vivre dans des villes où l'on porte la mesure du temps en or dans fa poche, où l'on a fait venir de la Chine de petites chenilles pour se couvrir de leur duvet, où l'on entend cent inftrumens qui s'accordent, qui enchantent les oreilles, et qui bercent l'ame dans un doux repos. Tout cela eft horrible, et il eft clair qu'il n'y a que les Iroquois qui foient gens de bien; encore faut-il qu'ils foient loin de Québec, où je foupçonne que les damnables fciences de l'Europe fe font introduites.

Quand Timon eut bien évaporé fa bile, je le priai de me dire fans humeur ce qui lui avait infpiré tant d'averfion pour les belles lettres. Il m'avoua ingénument que fon chagrin était venu originairement d'une espèce de gens qui fe font valets de libraires; et qui, de ce bel état où les réduit l'impuiffance de prendre une profeffion honnête, infultent

(*) Ceci a été imprimé avec ce titre : Sur le paradoxe que les fciences ont nui aux maurs.

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