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Tout autre est le fermier américain. Si, au bout d'un an ou deux, il se rend compte que sa ferme ne peut plus le nourrir, il n'hésitera pas un instant à l'abandonner pour aller chercher fortune ailleurs, car l'attachement au sol natal est un sentiment qui n'existe absolument pas pour lui.

Sous le rapport de l'attachement au sol, les ouvriers industriels français sont un peu dans le même cas que les paysans. En Allemagne ou en Angleterre, quand une crise se produit dans un centre industriel, tout de suite les agents d'émigration apparaissent. On me citait, l'autre jour, une usine allemande où, par suite d'une réduction de salaires, les ouvriers s'étaient mis en grève. Les agences d'émigration travaillèrent si bien, qu'en quelques jours elles avaient mis en route pour New-York les deux tiers de la population. Jusqu'à présent ces choses-là ne se sont pas vues chez nous. Dans ces moments de crise, l'État est toujours intervenu. Il donne des secours ou, ce qui est mieux, entreprend des travaux, quelquefois peu utiles, mais qui du moins ont l'avantage de fournir du travail en sauvegardant la dignité de l'ouvrier. Les grandes compagnies agissent de même et souvent s'imposent, quoi qu'on en dise, des sacrifices très lourds, uniquement dans l'intérêt de leur personnel. De ces habitudes, il résulte que les conséquences des lois économiques n'apparaissent plus dans toute leur netteté. Elles sont atténuées. Les situations traînent en longueur. Les transitions sont moins brusques qu'elles ne devraient l'ètre, ce qui a des avantages, mais ce qui a aussi un inconvénient grave. Il en résulte, en effet, qu'il est très facile de se faire illusion souvent pendant fort longtemps. Là-bas, rien ne vient adoucir le fonctionnement de ces lois. La brutalité native des Américains aidant, la loi de l'offre et celle de la demande est la seule règle de conduite. Il y a quelques années, on a vu en Amérique des industriels renvoyer du jour au lendemain tous leurs ouvriers américains pour les remplacer par des ouvriers chinois, ne gardant que quelques contre-maîtres et quand ces ouvriers, mourant de faim et exaspérés par la misère, se ruaient sur la fabrique, on a vu ces contre-maîtres armés, n'hésitant pas à tirer, par les fenêtres, sur leurs camarades de la veille, pour défendre la propriété de leurs patrons. Des faits de ce genre étaient constamment relatés dans les journaux, sans beaucoup attirer l'attention. En France, ils soulèveraient une explosion d'indignation.

Et cependant, si l'on admet le droit de l'ouvrier à la grève, on est bien forcé d'admettre, comme contre-partie, le droit du patron de chercher, partout où il peut le trouver, le travail le moins rémunéré. La vérité est que le droit, ainsi poussé à ses extrêmes limites, constitue le comble de l'injustice et conduit à des désastres.

Summum jus, summa injuria! Dans la guerre ordinaire, on en est venu à interdire l'usage de certains engins, des balles explosibles, par exemple. On sera fatalement obligé d'introduire des restrictions analogues dans la législation pour adoucir les guerres économiques qui, dans l'état actuel des choses, n'arrivent guère qu'à ruiner les deux adversaires. Les patrons auront pour armes le perfectionnement de l'outillage et, pour ressource suprême, le chômage les ouvriers en trouveront dans la concurrence provenant de la multiplication des industries de nature différente, résultant d'un régime protecteur. Mais, aux premiers, on interdira l'emploi des ouvriers étrangers et aux seconds, la grève, ou du moins les coalitions ayant pour but de gêner la liberté du travail.

C'est pour avoir méconnu en partie ces principes, que les Américains en sont arrivés où nous les voyons. Ils ont vu qu'il était indispensable de protéger le travail national. Ils l'ont fait en expulsant brutalement les Chinois : ils le font encore en gênant, par une foule de moyens, l'immigration des Européens de races sobres. (En visite chez l'oncle Sam.) Mais ayant fait cela, ils n'avaient fait que la moitié du chemin; et jusqu'à présent la forme ultra-démocratique de leur gouvernement, aussi bien que leurs traditions, les ont empêchés d'adopter les mesures qu'il leur reste à prendre.

Il existe, en politique, deux sortes d'équilibre. On arrive au premier en laissant toutes choses suivre leur cours et prendre leur niveau. C'est la doctrine des économistes. C'était, jusqu'à une époque assez récente, celle des Américains. Ils ont vu, notamment en Californie, où cela les menait. Le capital se trouve fatalement conduit à aller chercher le travail dans les pays les plus pauvres et les moins civilisés; et, par suite de cette concurrence, l'ouvrier des races les plus civilisées se trouve, de son côté, obligé, s'il ne veut mourir de faim, à adopter un genre de vie qui le ramènerait de deux ou trois cents ans en arrière. C'est un retour à la barbarie.

Et, comme conséquence de cet état de choses, une société composée, en haut, d'un petit nombre de capitalistes, formidablement riches et le devenant chaque jour davantage, car, d'une part, ils ont à leur disposition un travail de moins en moins rémunéré, et, de l'autre, ils sont les seuls à profiter de la liquidation de toutes les fortunes moyennes. Or ces fortunes disparaissent fatalement, faute de recrutement. Elles ne se formaient que de l'épargne, et l'épargne devient impossible par suite de la baisse des salaires.

Et puis en bas, une tourbe de prolétaires, exaspérée par la misère que l'instruction, si libéralement répandue de nos jours, rend encore plus lourde à porter, et dont ils ne conservent plus aucun espoir de sortir d'une manière régulière.

Voilà où en étaient les choses en Californie. Mais comme, en fin de compte, ces prolétaires avaient le pouvoir en main, puisqu'ils étaient le nombre, ils se sont bien vite servis de ce pouvoir pour supprimer la cause du mal, qui était la concurrence du travail étranger. Seulement, avec ce manque absolu de sens politique et de modération qui est le propre des partis populaires, échappés de Charybde, ils sont tombés dans Scylla. Ne voulant plus de l'équilibre naturel dont ils avaient apprécié les inconvénients, ils ont voulu en arriver à un autre qui ne peut s'obtenir qu'artificiellement par l'opposition de forces contraires. Mais ils ne se sont pas rendu compte de la nécessité d'opposer à une force créée artificiellement une autre force non moins artificielle. Pour lutter contre le capital, ils ont supprimé la concurrence du travail étranger. Mais alors les travailleurs, en se coalisant, sont devenus tellement forts, que le capital, à son tour, menace de s'effondrer ou d'émigrer ce qui est déjà arrivé en Californie. Après avoir limité les droits du capital, il leur faudra heurter les droits du travail par une législation qui restreigne, au moins indirectement, la liberté de la grève.

Question.

Si, dans les lignes qu'on vient de lire, on remplaçait le mot Californie par celui de France, serait-on très loin de ce qui n'est peut-être pas la vérité d'aujourd'hui, mais de ce qui pourrait bien être la vérité de demain ?

Nous pouvons maintenant, grâce à l'étude de ces faits, nous former une idée assez exacte de l'état social et économique qui doit logiquement découler de la liberté absolue des transactions, rendue effective par la facilité toujours croissante des transports. C'est à un nivellement général de la population que nous aboutissons. Tous les pays de fertilité ou de richesses naturelles égales devront ètre à peu près également peuplés. Naturellement cette opération nécessitera de très grands déplacements de population. Les vides qui existent actuellement seront comblés, d'abord par les habitants des contrées les plus déshéritées, du moins par ceux que leur degré d'instruction met à même de se rendre compte des bénéfices qui doivent résulter pour ceux de l'émigration. Il est bien évident que les Patagons et les Esquimaux continueront à se nourrir de guanacos et de morses dans leurs affreux pays, parce qu'ils ne savent pas qu'il en existe d'autres. Mais les Islandais, par exemple, commencent déjà à arriver en foule au Canada, et on prétend que le temps n'est pas loin où Reickyavick sera aussi désert que Babylone. Il y a cent ans, le nord de l'Ecosse contenait une population extrêmement dense, mais, du reste, assez misérable, car le climat y

est abominable et la terre très mauvaise. Au commencement de ce siècle, les landlords s'avisèrent qu'il serait beaucoup plus avantageux de transformer cette terre en pâturages et de se débarrasser de cette population exubérante. Vingt ou trente mille familles durent gagner l'Amérique. Il ne resta plus que quelques bergers et d'innombrables moutons. Plus tard, quand les laines et les viandes d'Australie arrivèrent, moutons et bergers disparaissaient à leur tour. Actuellement, la majeure partie des highlands ne donne d'autre produit que celui de la location de chasse. Des espaces immenses, couverts des maigres taillis qu'on est convenu d'appeler des deer-forests, ne contiennent plus que des hardes de cerfs surveillées par quelques gardes. S'il faut en croire les poètes de l'antiquité, l'homme primitif, d'abord chasseur, est devenu successivement pasteur, puis agriculteur, à mesure qu'il s'éloignait de la barbarie pour entrer dans la civilisation. Nous retrouvons ces trois états franchis à rebours en moins de cent ans, sous l'influence des lois économiques, et cela dans une des provinces du pays qui se considère comme le plus civilisé de l'univers. Ce serait assurément un paradoxe de soutenir que l'envahissement des highlands, par les moors et les deer-forests, constitue un retour à la barbarie. Cependant il faut considérer que le seul revenu de comtés entiers dépend maintenant de l'existence d'une classe très riche disposée à sacrifier des sommes énormes pour se donner le luxe de la chasse. Les prix de location sont déjà tombés. Si la crise continue, toute cette exploitation et toutes les industries qui s'y rattachent sont appelées à disparaître, et alors il sera rigoureusement vrai de dire qu'une portion notable de la Grande-Bretagne est aussi déserte que la banlieue de Ninive ou de Thèbes aux cent portes.

Une autre réflexion se présente à l'esprit. Ces Écossais formaient le meilleur appoint des régiments et des équipages de l'Angleterre. C'est parce que ces hommes se sont emparés du Canada et ont colonisé l'Australie, que leurs familles ont été chassées par la misère de leur pays. N'est-ce pas la reproduction exacte de l'histoire des anciens Italiens, dont nous parlions tout à l'heure?

Les hommes d'État européens paraissent n'avoir pas conscience de la gravité de la situation. Je ne parle pas des nôtres. Des hommes qui ne vivent que de compromissions; auxquels il n'est pas permis d'avoir une idée qui ne soit la moyenne de celles d'un certain nombre de groupes; qui sont toujours à la merci, d'ailleurs, d'une douzaine de malins dont les votes, en se déplaçant, peuvent faire ou défaire une majorité, ces hommes-là ne sont pas des hommes d'État. Ils n'ont qu'un but conserver le pouvoir. Quant à l'usage qu'ils peuvent faire de ce pouvoir, ce n'est pour eux qu'une ques

tion tout à fait accessoire. Si on leur demandait quelle doit être l'influence des mesures qu'ils prennent dans un avenir de dix ou douze ans, ils hausseraient les épaules. Pour les plus prévoyants d'entre eux, l'avenir, c'est la prochaine période électorale.

Mais, dans d'autres pays, la race des hommes d'État n'est pas encore perdue. M. de Bismarck voit le danger. Cela n'est pas douteux. C'est par ce qu'on est convenu d'appeler le socialisme d'État et par l'expansion coloniale qu'il espère le conjurer. Partout, du reste, en Europe, depuis dix ans, on ne rêve plus que colonisation. Tous les États s'en mêlent, ce qui prouve bien que les peuples, comme les gouvernements, comprennent vaguement que nous sommes à la veille d'un grand remaniement de populations. On sent les essaims s'agiter on veut leur préparer des ruches pour qu'ils n'aillent pas chez le voisin. La Russie s'annexe tout doucement le Centre-Asic: les autres puissances, entraînées dans une véritable course au clocher, cherchent partout des terrains vagues pour s'en emparer. Voilà les Italiens qui, faute de mieux, occupent, sur les bords de la mer Rouge, des déserts de sable où, selon l'élégante expression d'un capitaine marseillais de ma connaissance, les poules pondent des œufs durs, tant il fait chaud. Je m'attends à voir les Hollandais hisser leur pavillon sur le Spitzberg ou l'île de Jean-Mayen.

Dans ce steeple-chase, les Anglais tiennent la corde. C'est que, chez eux, la situation est encore plus aiguë que partout ailleurs. Les autres nations pourront, peut-être, étaler le choc, comme on dit en marine. Mais, dans la débâcle qui se prépare, l'Angleterre joue son existence. Sa prospérité, nous l'avons déjà dit, tenait, en grande partie, à des causes absolument artificielles. Depuis deux cents ans, elle n'est plus que le cœur d'un grand corps dont ses colonies sont les membres. De même que le cœur reçoit des membres le sang veineux et leur renvoie le sang artériel, de même, l'Angleterre recevait de ses colonies les matières brutes, les leur renvoyait manufacturées, et faisait payer aux colons, blancs ou indigènes, les frais de la transformation. C'était sa seule raison d'être.

Or, au souffle des idées modernes, secondées par les progrès de l'industrie, ce savant mécanisme craque de toutes parts. Celles de ses colonies qui ne peuvent pas se suffire, celles qui ont besoin d'elle, s'abritent toujours très volontiers sous son ombre, mais, chez les autres, le sien s'affaiblit tous les jours davantage. Et il ne peut guère en être autrement. L'idée de colonisation entraîne forcément l'idée de suzeraineté. Socialement et industriellement, une colonie ne peut être que l'esclave ou tout au moins la vassale de la 10 JUILLET 1886.

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