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peu dégoûté et effrayé de son entourage, dans le gouvernement provisoire de 1848, et, après sa mort, survenue en 1853, il s'est trouvé, par une sorte de châtiment posthume, que la notoriété très discutée de l'homme de parti avait rejeté presque dans l'ombre le légitime renom du savant.

Le discours du 16 mai 1840 fut un des gages les plus marquants donnés par M. Arago aux opinions avancées. Non content d'y soutenir toutes les thèses radicales, il tendit la main aux socialistes, et présenta la réforme électorale comme le préliminaire d'une réforme sociale dont il affirmait l'urgence. Puis, faisant une sombre peinture des souffrances de « la population manufacturière », il proclama solennellement la nécessité d'y remédier par une « nouvelle organisation du travail ». C'était la formule même dont se servaient alors les écoles socialistes. Non que l'orateur adhérât au système de l'une de ces écoles, ou fùt en état d'en proposer un à soi; il se bornait à déclarer que le régime actuel était caduc et devait être radicalement transformé. « A l'époque de Turgot, disait-il, le principe du laisser-faire et du laisser-passer était un progrès. Ce principe a fait son temps; il est vicieux, en présence des machines puissantes que l'intelligence de l'homme a créées. Si vous ne modifiez pas ce principe, il arrivera, dans notre pays, de grands malheurs, de grandes misères. » M. Thiers se contenta de quelques mots de réponse : « Je tiens pour dangereux, pour très dangereux, dit-il, les hommes qui persuaderaient à ce peuple que ce n'est pas en travaillant, mais que c'est en se donnant certaines institutions qu'ils seront meilleurs, qu'ils seront plus heureux. Il n'y a rien de plus dangereux. Dites au peuple qu'en changeant les institutions politiques, il aura le bien-être, vous le rendrez anarchiste et pas autre chose. >>

La brève déclaration du président du conseil suffisait pour décider le vote de la Chambre, non pour arrêter l'agitation du dehors que les radicaux avaient surtout en vue. Leurs journaux s'appliquèrent à louer bruyamment M. Arago « de s'être fait le mandataire des classes torturées par la misère et par la faim, d'avoir appelé de tous ses vœux l'organisation du travail et de l'industrie, et de ne voir, dans la réforme politique, qu'un moyen d'obtenir les réformes sociales réclamées par l'esprit du siècle1». Le 24 mai, un millier d'ouvriers se rendirent à l'Observatoire pour remercier l'astronome démocrate d'avoir « parlé avec noblesse, courage et vérité, des souffrances du peuple et de ses vertus ». << Nos vœux, dirent-ils, sont grands, mais ils sont justes, car ils se

1 Journal du Peuple du 31 mai 1840.

fondent sur le droit qu'a tout membre de la société de vivre en travaillant et d'obtenir, dans la répartition des fruits du travail, une part proportionnée à ses besoins... Qu'ils le sachent bien, nos prétendus hommes d'État, eux à qui il n'appartient pas, suivant leur aveu, de donner du travail aux ouvriers1,- qu'ils le sachent bien, le peuple a vu, dans un tel déni de justice, la preuve de leur impuissance radicale en face d'un mal trop grand, d'une situation. trop effrayante. Ceux qui, s'élevant au-dessus des querelles frivoles qui absorbent aujourd'hui toute l'attention des hommes politiques, auront, comme vous, le courage d'aborder les questions sociales qui nous touchent, ceux-là peuvent compter sur notre reconnaissance et notre appui. » M. Arago remercia les ouvriers avec effusion, leur recommanda la modération et promit de «< ne jamais déserter la sainte mission qu'il s'était donnée, celle de défendre, avec ardeur et persévérance, les intérêts des classes ouvrières ».

En même temps, pour prolonger dans le pays le bruit ainsi commencé autour de la réforme électorale et de la réforme sociale, les radicaux décidèrent d'entreprendre une campagne de banquets démocratiques. Le premier eut lieu à Paris, le 2 juin; plusieurs suivirent, soit dans la même ville, soit dans les départements, avec accompagnement de discours révolutionnaires. L'un de ces banquets, celui du huitième arrondissement, avait été fixé au 14 juillet, fête de l'anniversaire de la prise de la Bastille, et plus de trois mille convives s'y étaient inscrits, la plupart gardes nationaux du quartier. Préoccupée de ce nombre et de cette date, l'autorité fit défense au propriétaire du local choisi de recevoir plus de mille personnes. Aux réclamations qui lui furent adressées, le ministre de l'intérieur, M. de Rémusat, répondit en soutenant qu'il avait le pouvoir d'accorder ou de refuser l'autorisation suivant les circonstances. Le cabinet de M. Thiers invoquait donc alors et exerçait sans scrupule le droit dont l'opposition devait, en février 1848, tant reprocher à M. Guizot de faire usage. Le banquet fut ajourné. Il eut lieu, le 31 août suivant, dans la plaine de Châtillon, et plusieurs milliers de démocrates y prirent part.

Ces manifestations étaient principalement politiques, et, dans les toasts portés, on retrouvait tous les cris de guerre du parti radical.

Les ouvriers faisaient ici allusion à une expression malheureuse, échappée, quelques jours auparavant, à M. Sauzet, président de la Chambre. Celui-ci, voulant rappeler à la question un orateur qui, à propos d'une loi sur les sucres, déclamait sur les ouvriers sans ouvrage, avait dit : « Nous sommes chargés de faire des lois et non pas de donner de l'ouvrage aux ouvriers. » Cette phrase avait été aussitôt relevée et amèrement commentée par tous les journaux d'extrême gauche.

SOUS LA MONARCHIE DE JUILLET

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Cependant une place y était toujours faite au socialisme. La thèse habituelle des orateurs, dont les paroles étaient soumises préalablement à l'approbation des comités, consistait à présenter la réforme sociale comme étroitement liée à la réforme électorale, celle-ci étant le moyen, celle-là le but. Au banquet du douzième arrondissement, en présence de M. Arago et de M. Laffitte, et en quelque sorte sous leur patronage, M. Goudchaux, banquier et futur ministre des finances en 1848, proclama, dans une langue qui ne valait guère mieux que les idées exprimées, « la nécessité de régénérer le travail, soumis aujourd'hui à l'exploitation de l'homme par l'homme, exploitation qui crée des positions dissemblables à des hommes ayant les mêmes droits et qui, par cette exploitation, sont réellement classés en deux catégories, seigneurs et serfs » ; comme moyen pratique, il paraissait ne proposer, pour le moment, qu'un développement des sociétés coopératives, mais les mots dont il se servait, les colères et les espérances que ces mots devaient éveiller, portaient beaucoup plus loin. Après M. Goudchaux, M. Arago vint réclamer l'honneur d'avoir le premier, à la tribune, «< distinctement articulé ces paroles pleines d'avenir : Il faut organiser le travail ». Dans le banquet du onzième arrondissement, un orateur déclara que «< celui qui ne travaillait pas dérobait au travailleur son existence et devait être, tôt ou tard, dépouillé de ses honteux privilèges par celui dont il dévorait la substance »; et il terminait en buvant « à la réalisation des grandes idées égalitaires ».

Ce fut bien pis encore dans le banquet qui eut lieu à Belleville, le 1 juillet; il était organisé par les communistes qui, mécontents de n'avoir pas vu leur toast agréé dans le banquet du deuxième arrondissement, voulaient avoir leur réunion à eux. Devant douze cents convives, les doctrines les plus détestables et les plus menaçantes pour la société, la famille, la propriété, furent audacieusement proclamées. Qu'elles osassent ainsi s'étaler, c'était déjà un signe des temps; l'accueil fait à cette manifestation par l'organe le plus considérable du parti républicain eût dù paraître un symptôme plus instructif et plus inquiétant encore. Au fond, les écrivains du National désapprouvaient les communistes, les redoutaient et se sentaient d'ailleurs détestés et jalousés par eux, au moins autant que les bourgeois conservateurs. Ils n'osèrent pas cependant répudier nettement le banquet de Belleville. Répondant à la presse ministérielle qui concluait de cet événement que les radicaux étaient divisés, le National, loin d'accepter cette division et de s'en faire honneur, se crut obligé de la nier. «Le parti démocratique, dit-il, est uni pour poursuivre

l'émancipation complète du pays... Nous savons bien que, dans le champ des réformes sociales, tous les esprits, toutes les imaginations se donnent carrière. Mille systèmes naissent et meurent chaque jour; chacun bâtit son petit édifice... Ici, la bonne foi et le désintéressement; là, le charlatanisme et l'exploitation. Et qu'est-ce donc que cela prouve? C'est que la société entière est en travail, c'est que, sous vos couches officielles où vous donnez l'exemple des intrigues et du désordre, règne une fermentation universelle qui atteste le besoin qu'a la société actuelle de sa transformation et de son progrès... Non seulement cette agitation n'a rien d'effrayant, mais, sous un rapport, toutes les tentatives des sectaires ont un côté utile. Laissons passage à l'extravagance; peut-être porte-t-elle en croupe quelque idée que la nation voudra recueillir... Si de nobles sentiments se font jour à travers les utopies, pourquoi tout condamner et flétrir sans discernement? Si, parmi les esprits qui rêvent, il y a des cœurs qui palpitent à toutes les émotions de la patrie, si elle peut trouver là de l'abnégation pour la servir, du courage pour la défendre, pourquoi les envelopper dans un ostracisme injuste? Le parti démocratique ne rompt pas son unité pour si peu.» Nul dès lors ne pourra être surpris de voir, au 24 février 1848, le jour où les hommes du National deviendront par surprise les maîtres de la France, les socialistes partager avec eux le pouvoir. Pour en revenir à 1840, la faiblesse des radicaux ne leur valait même pas d'être bien traités par ceux qu'ils se refusaient à répudier. Quelques jours après le banquet de Belleville, le 24 juillet, on célébrait, à Saint-Mandé, l'anniversaire de la mort de Carrel. A la suite d'un discours de M. Bastide, gérant du National, un étudiant prit la parole, au nom des communistes, et reprocha violemment au journal républicain d'avoir dévié des doctrines de l'homme qui avait fait sa gloire. Il en résulta une violente altercation et même une sorte de rixe. Le National donna naturellement à entendre, le lendemain matin, que cet incident était l'œuvre de la police.

Toutes ces excitations n'étaient pas sans effet. On comprend ce que devaient être, pour une population ouvrière déjà en état de fermentation, la parole d'un député considérable, d'un bourgeois illustre, tel que M. Arago, condamnant, en pleine Chambre, l'organisation actuelle du travail, et ensuite ces nombreux banquets où l'on buvait à la réforme sociale, où l'on dénonçait, dans le régime actuel, « l'exploitation de l'homme par l'homme ». Aussi n'est-il pas surprenant de voir se produire, en ce même moment, à Paris,

National du 4 juillet 1840.

un mouvement de grèves, comme on n'en avait pas encore connu de pareil. Les tailleurs donnèrent le signal; d'autres suivirent. Les ouvriers réclamaient une augmentation des salaires ou tout au moins une diminution des heures de travail. Bien que, dans la législation d'alors, le seul fait de la coalition constituât un délit, le gouvernement montra d'abord quelque tolérance, fermant les yeux sur les réunions illégales des grévistes, en autorisant même formellement quelques-unes. Loin d'être calmée par ces ménagements, l'agitation ne fit que croître les grèves s'étendaient; on établissait, pour les soutenir, des caisses de secours; une véritable pression, des violences même étaient exercées sur les ouvriers qui répugnaient à quitter leurs ateliers. La police, ne pouvant plus longtemps fermer les yeux, usa de la force pour dissoudre les réunions et fit d'assez nombreuses arrestations. Par contre, la presse radicale prit en main la cause des grévistes, attribuant tous les conflits qui se produisaient « à la mauvaise organisation du travail, aux préférences de la loi pour les puissants, à sa sévérité pour les faibles. » «Notre parti, disait le National du 30 août, sympathise avec les ouvriers, parce que leur cause est juste... Il faut que les conditions du travail soient changées; il faut que le crédit se réorganise; il faut enfin une autre base à l'ordre social tout entier. » Le National eût été sans doute fort gêné d'indiquer quelle serait cette nouvelle société; il se tirait d'embarras en concluant à une vaste enquête.

A la fin d'août, la grève avait gagné les tailleurs de pierre, les maçons, les charpentiers, les mécaniciens, les charrons, les vidangeurs, les cotonniers, les bonnetiers, les cordonniers, les ouvriers en papiers peints. Le banquet de Châtillon qui eut lieu le 31 août, et les désordres qui se produisirent, le soir, au retour des convives, furent une excitation nouvelle pour les ouvriers dont l'attitude devint de plus en plus menaçante. On les vit, le lendemain et les jours suivants, se réunir en grand nombre, dès le matin, aux diverses barrières de Paris, à Vaugirard, à Pantin, à Ménilmontant, à Saint-Mandé. Après avoir entendu les discours enflammés des meneurs auxquels tâchaient de se mêler les chefs des sociétés secrètes, des bandes se formaient, qui parcouraient la ville, forçant les ouvriers qui travaillaient encore à quitter leurs ateliers. Le 3 septembre, plusieurs sergents de ville, qui cherchaient à empêcher une violence de ce genre, dans la fabrique d'armes de M. Pihet. furent frappés mortellement à coups de poignard. Des rassemblements obstruaient la circulation sur certains points des boulevards ou des quais. Les choses tournaient de plus en plus à l'émeute; Paris prenait une physionomie sinistre; les travaux se trouvaient presque partout interrompus; l'effroi était général, et la

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