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PF 141.1

Harvard College Library

Sept. 6, 1912

Minot fund

CORRESPONDANT

UN CHAPITRE DE L'HISTOIRE RÉVOLUTIONNAIRE

L'ENTRÉE EN SCÈNE

DU SOCIALISME

SOUS LA MONARCHIE DE JUILLET

I

C'est la tentation ordinaire des hommes politiques, sous un régime représentatif, de ne considérer que la Chambre et de ne pas porter leurs regards au delà et au dessous. Tentation dangereuse qui expose acteurs ou spectateurs à être surpris, au beau milieu du drame parlementaire, par l'irruption soudaine de terribles trouble-fète. Un tel accident est surtout à craindre quand les pouvoirs publies émanent d'un suffrage très restreint, et que les masses populaires n'ont pas de représentation officielle. Moins un gouvernement fait de part à la démocratie, plus il lui importe de jeter les yeux hors du pays légal, de prêter l'oreille à tous les bruits d'en bas. Qui l'eût fait vers 1840 eùt entendu sortir du monde ouvrier certaines rumeurs confuses et menaçantes. Au mois d'avril de cette même année, Henri Heine eut l'idée de parcourir les ateliers du faubourg Saint-Marceau; bien que son esprit, à la fois sceptique et audacieux, ne s'effarouchât ni ne s'inquiétàt aisément, il revint épouvanté de ce qu'il avait vu: « J'y trouvai, écrivit-il, plusieurs nouvelles éditions des discours de Robespierre et des pamphlets de Marat, dans des livraisons à deux sous, l'Histoire de la Révolution, par Cabet, la Doctrine et la conjuration de Babeuf, par Buonarotti, etc..., écrits qui avaient comme une odeur de sang; et j'entendis chanter des chansons qui semblaient avoir été composées dans l'enfer et dont les refrains témoignaient d'une fureur, d'une exaspération qui faisaient frémir. Non, dans notre sphère délicate, on ne peut se faire aucune idée 1re LIV. 10 JUILLET 1886.

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du ton démoniaque qui domine dans ces couplets horribles; il faut les avoir entendus de ses propres oreilles, surtout dans ces immenses usines où l'on travaille les métaux, et où, pendant leurs chants, ces figures d'hommes demi-nus et sombres battent la mesure, avec leurs grands marteaux de fer, sur l'enclume cyclopéenne. Un tel accompagnement est du plus grand effet; de même que l'illumination de ces étranges salles de concert, quand les étincelles en furie jaillissent de la fournaise. Rien que passion et flamme, flamme et passion . » Henri Heine ne voyait là que l'extérieur. A pénétrer plus avant, on eût souvent découvert, derrière ces colères, le malaise et la souffrance qui les entretenaient. Par une de ces lois mystérieuses qui déroutent et humilient la raison humaine, le premier résultat du développement économique dont notre siècle s'enorgueillissait semblait être l'apparition d'un mal nouveau, d'une forme spéciale de paupérisme, le paupérisme industriel misère matérielle et morale, parfois plus hideuse que tout ce que l'on avait vu à des époques réputées moins prospères, et surtout rendue plus insupportable par le voisinage et le contraste de la richesse que ces misérables contribuaient à créer. On conçoit que beaucoup de gens dussent se laisser aisément persuader de l'injustice et de la caducité d'un état social permettant de telles anomalies. Il importait aux classes élevées de témoigner qu'elles se préoccupaient de ce mal et qu'elles travaillaient à le guérir; devoir de patronage, que la prudence comme la conscience ne leur permettaient pas de négliger. C'est ce que tous ne paraissaient pas comprendre dans la bourgeoisie d'alors. Combien, étourdis et comme grisés par l'étonnant progrès industriel qui naissait de leurs efforts et dont ils tiraient d'immenses bénéfices, en proie à une sorte de fièvre de gain, de spéculation et de jouissance, déshabitués du christianisme, qui leur eût enseigné le renoncement pour euxmêmes et la charité envers les autres, irritaient le prolétariat par leur égoïste indifférence, en même temps que leurs exemples lui enseignaient toutes les convoitises matérialistes! De là, le cri de révolte et d'envie qui semblait parfois répondre, d'en bas, au culte du veau d'or, en haut.

Si la bourgeoisie conservatrice ne se rendit pas toujours assez compte de quel devoir et de quel intérêt il était pour elle de travailler à soulager les misères et à apaiser les colères du monde ouvrier, le parti radical fut au contraire très prompt à deviner quel avantage il pourrait avoir à les exploiter. A ce point de vue, J'année 1840 marque une date dans l'histoire de ce parti. Réduit

Lettre du 30 avril 1840. (Lutèce, p. 29.)

à une infime minorité dans le parlement, abandonné par la gauche dynastique, qui, par égard pour M. Thiers, était devenue momentanément ministérielle, il sentait plus que jamais le besoin de chercher sa force hors du pays légal. D'émeute, de conspiration politique, il ne pouvait plus être question; on avait perdu les illusions de 1832 ou de 1834, et le misérable avortement de l'attentat du 12 mai 1839 était fait pour décourager les plus téméraires. Mais, à défaut d'un coup de force, les meneurs du radicalisme crurent avoir moyen d'arriver au même but par une agitation à longue échéance. De là, l'importance qu'ils commencèrent à donner à la réforme électorale, leur propagande en faveur de l'universalité ou tout au moins de la large extension du suffrage, et leur appel fait aux masses privées du droit de vote. Seulement, ils s'aperçurent tout de suite que le peuple, même celui des villes, ne s'intéresserait guère à une revendication purement politique, et que le moindre grain de mil, autrement dit le moindre espoir d'une amélioration dans son sort matériel, ferait bien mieux son affaire. Si l'on voulait avoir chance de le remuer, on devait donc lui offrir, non plus un simple changement de gouvernement, mais aussi une transformation de l'organisation sociale; ce n'était pas assez pour les radicaux d'être devenus démocrates, il leur fallait paraître plus ou moins socialistes. Ils ne reculèrent pas devant cette évolution. On put s'en convaincre, le 16 mai 1840, en entendant le discours prononcé par M. Arago, à l'appui des pétitions qui demandaient le suffrage universel.

François Arago a été l'une des plus fameuses victimes de la maladie étrange qui a sévi sur plusieurs savants de notre siècle; nous voulons parler de cette sorte de perversion du goût qui leur fait trouver plus d'attraits à jouer un second rôle dans la politique qu'à occuper le premier rang dans la science, et qui les conduit à préférer la plus vulgaire des popularités ou le plus banal des honneurs, à la vraie gloire, la seule enviable et durable 1. Les débuts d'Arago comme astronome avaient été singulièrement heureux et brillants. Déjà célèbre et membre de l'Institut

'Naguère, en pleine Académie française, M. Pasteur se plaignait éloquemment du tort que faisait ainsi la politique à la science. « Pourquoi, s'écriait l'illustre savant, faut-il que cette accapareuse prenne trop souvent les meilleurs, les plus forts d'entre nous?» Et il ajoutait : « Ce que la politique a coûté aux lettres, la littérature le calcule souvent avec effroi. Mais la science elle-même peut faire le triste dénombrement de ses pertes. De part et d'autre, combien de forces, déviées de leurs cours, vont s'abimer inutilement dans des questions trop souvent aussi mouvantes et aussi stériles qu'un monceau de sable! »

à vingt-trois ans, il avait encore accru, depuis lors, par d'importantes découvertes, son renom dans le monde de la science. Mais les suffrages de cette élite, suffrages lents, froids, presque silencieux, ne contentaient pas une nature méridionale, avide de mouvement, de bruit, de mise en scène, impatiente de se sentir en communication directe avec le public, d'agir sur lui et de s'enivrer de ses louanges. Ne nous a-t-il pas lui-même laissé entrevoir ce côté de son âme, quand, dans sa notice sur Thomas Young, il a plaint le pur savant d'être privé des applaudissements populaires et de ne trouver, dans toute l'Europe, que huit ou dix personnes en état de l'apprécier? Aussi, pour son compte, ne resta-t-il pas isolé sur les cimes désertes et lointaines où se font les grandes découvertes. On le vit bientôt descendre à des régions plus voisines de la foule, et chercher, dans l'exposition et la vulgarisation éloquente de la science, une renommée moins haute mais plus étendue. Cela même ne lui suffit pas longtemps, et 1830 lui ayant offert l'occasion de se jeter dans la politique, il se fit élire député par ses compatriotes des Pyrénées-Orientales : il avait alors quarante-quatre ans. La direction de ses idées et surtout la fougue de son tempérament le portaient aux opinions avancées. Au début cependant, loin de prendre, à l'égard de la monarchie nouvelle, l'attitude d'un ennemi irréconciliable, il eut des rapports assez intimes avec la famille royale et donna même quelques leçons d'astronomie et de mathématiques au duc d'Orléans. Mais, au bout de peu de temps, ayant cru avoir à se plaindre du « Château », il rompit ces relations, ne garda plus aucun ménagement dans son opposition et se posa ouvertement en républicain 1. Avec sa haute stature, sa chevelure encore noire et flottante, son large front, ses yeux ardents, ombragés de puissants sourcils, M. Arago faisait figure à la tribune. Sa parole ne manquait ni de force, ni de chaleur, ni d'originalité; mais la mesure et le jugement lui faisaient défaut. On l'écoutait avec déférence dans les questions techniques où il apportait son autorité de savant; quand le tribun était seul en scène, il provoquait parfois des murmures d'impatience : de là, pour cet amour-propre hautain, des froissements qui augmentaient encore son animosité contre les hommes et les institutions. Les radicaux, trop heureux de se parer d'une si grande renommée, s'empressaient à le consoler par leurs applaudissements, et, chaque jour, s'emparaient plus complètement de sa vie et de son nom. Ainsi devait-il être conduit à figurer, vieux, malade, quelque

1 Ce trait de la vie d'Arago, passé sous silence par ses biographes démocrates, est rapporté par M. Odilon Barrot, dans ses Mémoires, t. II, p. 32.

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