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selon la formule de Buchez. Politiquement, il faisait campagne avec l'extrême gauche, demandait le suffrage universel, attaquait la bourgeoisie et tous ceux qu'il appelait les privilégiés, faisait l'apologie de la Terreur, à commencer par le meurtre de Louis XVI; toutefois, il avouait honnêtement les faiblesses et les vices du parti radical, détournait les ouvriers de tout désordre, de toute conspiration, de toute affiliation aux sociétés secrètes. Ce qui donnait surtout à l'Atelier une physionomie à part, c'était le souci que les ouvriers rédacteurs avaient de la moralisation de leurs frères, la gravité émue avec laquelle ils leur prêchaient le devoir, la fraternité, le sacrifice, la pudeur indignée qui leur faisait dénoncer dans les journaux, dans les livres, au théâtre, tout ce qui pouvait corrompre le peuple. Cette morale dont ils étaient si préoccupés, ils ne lui reconnaissaient, comme leur maître, d'autre fondement que le christianisme, et, sans respect humain, malgré les étonnements, les sourires ou les réclamations d'une partie de leurs lecteurs, ils proclamaient « la nécessité de ranimer, dans le peuple, l'antique foi de ses pères >>. « Si les laïques, et particulièrement les démocrates, disaient-ils encore, voulaient se donner la peine d'examiner, sans prévention, d'étudier, de suivre le mouvement des idées, ils comprendraient bientôt la grandeur du dogme chrétien; ils verraient la puissance qu'il peut donner même à des intelligences aussi peu cultivées que les nôtres; ils verraient que là est la vérité invincible, et ils s'y attacheraient, parce qu'ils comprendraient qu'il n'y a d'unité possible que par un lien spirituel, que par la reconnaissance d'un principe commun, obligatoire pour tous. » Le dogme ne leur suffisait pas; ils professaient qu'on ne pouvait se passer d'une église, d'un « pouvoir spirituel indépendant », d'un « corps spécialement chargé de conserver le principe moral et de l'enseigner d'une manière uniforme ». Ce n'est pas sans doute que les idées régnantes dans l'Église catholique leur convinssent toutes. Ils reprochaient au clergé de ne s'être pas fait révolutionnaire. « Jusqu'à présent, déclaraient-ils, nous ne sommes ralliés qu'au principe de l'institution catholique, mais aux personnes, nous ne nous y rallierons que lorsqu'elles nous sembleront dignes de la haute mission d'enseigner le christianisme. » En attendant, ils recommandaient aux démocrates d'éclairer le clergé, de le rassurer, de l'attirer, au lieu de le traiter en ennemi ou en suspect. La révolution, disaient-ils, n'a qu'à « se proclamer chrétienne, à ne vouloir que ce que le christianisme commande »; alors le clergé sera bien obligé de s'unir à elle.

Telles étaient les idées développées, avec autant de sincérité que

de persévérance, par les rédacteurs de l'Atelier. Les ouvriers de ce petit groupe se distinguaient de la plupart de leurs camarades par leur tenue morale, intellectuelle et même extérieure. Un jour, celui d'entre eux qui représentait le journal eut à comparaître en justice : Les témoignages contemporains portent trace de l'étonnement qu'on éprouva à entendre un ouvrier parler à ses juges avec tant de modération, de décence, de bon goût, de respect pour tout ce qui devait être respecté. L'Atelier ne fut pas sans action religieuse sur les ouvriers de Paris: il ne les ramena pas à la foi complète qu'il ne possédait pas pour son compte ; mais il inspira à une partie d'entre eux une certaine sympathie pour le catholicisme, les habitua à le regarder comme un allié possible et non plus comme un ennemi fatal. On put se rendre compte du changement produit, le jour où le peuple redevint une fois de plus le maître de Paris. Si ce même peuple qui avait brisé la croix en 1830, lui a porté les armes en 1848, si les prêtres outragés et menacés dans les rues, après les journées de Juillet, y ont trouvé, après celles de Février, pleine sécurité et même souvent des hommages, on le dut en partie à l'influence de Buchez et de ses disciples.

Toutefois, en dépit de ces côtés honorables et bienfaisants, l'école buchézienne n'était pas viable. Elle avait pu jeter une flamme, donner un élan, mais pour peu de temps. Elle portait en elle-même des germes de contradiction et de décomposition qui ne devaient pas tarder à se développer. La plupart des associations ouvrières, fondées sous son inspiration, après avoir prospéré pendant les premiers mois ou les premières années de ferveur, succombèrent à des difficultés nées dans leur propre sein: la variété des besoins et des capacités y rendait intolérable l'égalité des salaires; on ne trouvait plus de directeurs qui consentissent à être, par désintéressement fraternel, les serviteurs de tous; enfin l'impatience et l'imprévoyance des associés refusaient de laisser le sixième des bénéfices dans la caisse sociale. A cette faillite économique s'ajouta une faillite doctrinale. Les adhérents reconnurent à l'épreuve, ceux-ci plus tôt, ceux-là plus tard, l'impossibilité d'unir les principes opposés de la révolution et du catholicisme. Force était de choisir. Ils se divisèrent. Les uns, avec M. Corbon ou M. Frédéric Morin, s'enfoncèrent dans la révolution, en répudiant, comme une illusion, toutes leurs aspirations chrétiennes. Les autres, au contraire, se sentirent poussés à devenir pleinement catholiques, quelquesuns à se faire prêtres ou même moines: tel fut M. Roux-Lavergne, l'un des principaux collaborateurs du maître, qui devint chanoine de Rennes; tels furent surtout quatre jeunes hommes admirables, d'une âme singulièrement pure et généreuse, Réquédat, Piel,

Besson, Olivaint; les trois premiers répondirent à l'appel de Lacordaire et moururent, à la fleur de l'âge, sous l'habit de saint Dominique '; le quatrième, attiré vers la Compagnie de Jésus, devait, après une sainte vic, succomber martyr de sa foi pendant la Commune. Ce n'est certes pas un médiocre honneur pour une école que d'avoir séduit un moment de pareils hommes. Quant à l'honnête, mais inconséquent Buchez, ses disciples, devenus chrétiens, étaient réduits à dire tristement de lui: « Il est pour nous le portier de l'Église, lui seul n'entre pas. >>

IV

Les écoles fort différentes de Pierre Leroux et de Buchez ne sont pas les seules qui soient nées du démembrement du saintsimonisme. On peut rattacher à la même origine, au moins dans une certaine mesure, une secte beaucoup plus importante, la secte fouriériste. Non sans doute que Fourier, qui avait exposé complètement son système dès 1808, ait emprunté ses doctrines à SaintSimon, dont les premiers plans de réorganisation, encore bien. incertains et vaporeux, datent de 1817; mais, comme on le verra tout à l'heure, ce que le fouriérisme devait recevoir du saintsimonisme, c'était l'élan de propagande et le personnel même de ses apôtres.

Né en 1772, à Besançon, d'une famille de commerçants modestes, Fourier paraît avoir eu la première impression du mal social, à cinq ans, un jour où il fut puni pour avoir dit la vérité à un client que son père cherchait à abuser. Empêché, faute de naissance, d'entrer, comme il l'eût désiré, à l'école des officiers du génie, il fut réduit à embrasser la carrière commerciale, qui lui déplaisait. Il venait de s'établir épicier à Lyon, en 1793, quand, dans la révolte de la ville contre la Convention, son magasin fut pillé et lui-même obligé de faire le coup de feu contre les troupes républicaines. Arrêté après la prise de la ville, il n'échappa qu'avec peine à la mort et fut incorporé, comme simple soldat, dans un régiment de cavalerie. Il fit ainsi quelques campagnes, puis, rendu à son premier métier, il se trouva, en 1799, commis d'un négociant marseillais qui l'employa à des spéculations peu délicates. Toutes ces souffrances morales ou matérielles, venues soit des habitudes frauduleuses du commerce, soit de l'inégalité des classes, soit du désordre public, l'amenèrent à cette conclusion que la civilisation avait fait

* Vie du R. P. Besson, par M. Cartier: et Vie du P. Lacordaire, par . Foisset.

Pierre Olivaint, par le P. Charles Clair.

fausse route ce n'était pas la nature humaine, c'était la société qu'il déclarait mauvaise. Peut-être, en d'autres temps, se fùt-il contenté de gémir sur ce mal, sans se croire en état d'y remédier. Mais il avait été témoin de tant de changements pendant la Révolution; tout était tellement déraciné, bouleversé; il avait vu pousser à ce point la prétention de tout refaire à nouveau, qu'aucune transformation ne l'intimidait ni ne lui semblait impossible. Non cependant qu'il voulut avoir rien de commun avec les révolutionnaires i les détestait et les dédaignait, leur savait aussi mauvais gré des épreuves qu'il avait personnellement subies sous leur règne, que de leur esprit de négation et d'anarchie; jamais il ne s'indignait plus vivement que quand on paraissait le confondre avec les agitateurs du parti républicain. Ce fut en 1803, par un article publié dans un recueil lyonnais, qu'il fit, pour la première fois, entrevoir quelques-unes de ses idées. En 1808, il les exposa d'ensemble dans son livre sur la Théorie des quatre mouvements, et les compléta, en 1822 et 1829, par deux autres ouvrages sur l'Association domestique et agricole, et sur le Nouveau monde industriel. Tout en édictant les lois et en traçant le plan d'une société entièrement nouvelle, il vivait médiocrement des emplois subalternes qu'il tenait dans diverses maisons de commerce, à Lyon d'abord, à Paris ensuite.

Dans l'œuvre de Fourier, rien du vague de Saint-Simon. Jamais la chimère n'a été traitée avec une précision si mathématique. Comme le feront après lui presque tous les socialistes, il croit trouver dans l'association le remède aux maux résultant de la concurrence, du salariat et de la misère. Son association doit unir non seulement les capitaux, mais les ménages, les familles, et, pour cette raison, il l'appelle «< association domestique ». Jusqu'à présent, le monde était sous le régime de « l'ordre morcelé » : chaque famille ayant son ménage, chaque commerçant sa boutique, chaque industriel son atelier, chaque cultivateur son champ. A « l'ordre morcelé », Fourier propose de substituer « l'ordre combiné ». Soient trois cents familles ayant actuellement trois cents ménages différents; il s'agit de les réunir en un seul ménage, en un seul atelier; au lieu de trois cents champs, on aura un seul domaine exploité en commun. Le réformateur fait alors un tableau merveilleux des économies qui seraient ainsi réalisées. « On est ébahi, écrit-il, quand on évalue le bénéfice colossal qui résulterait de ces grandes associations. » Fourier, à la différence des communistes, respecte le capital et ne rève pas l'égalité absolue; il divise le revenu en trois parts: quatre douzièmes au capital, trois douzièmes au talent, cinq douzièmes au travail. Chacune de ces associations,

composée de dix-huit cents membres, vivant sur un seul domaine d'une lieue carrée, logée dans un édifice commun magnifiquement installé, constitue un « phalanstère ». Le phalanstère se subdivise en « phalanges », puis en « séries », enfin en «< groupes », chaque «groupe » se composant de sept ou neuf individus. Tous les rapprochements se font librement; tous les dignitaires sont élus; nulle coercition, nul régime autoritaire.

Mais comment faire que, dans une association si nombreuse, la vie commune soit agréable ou même seulement tolérable? Comment maintenir le bon ordre et l'harmonie dans cette caserne sans officiers et sans discipline, dans ce couvent sans supérieurs et sans règle? Comment obtenir que chaque associé accomplisse spontanément la part de travail nécessaire au profit commun? Pour y parvenir, Fourier, ne se contentant plus de refaire la société, entreprend de refaire l'ordre moral, de créer pour ainsi dire un homme nouveau. Telle est en effet la portée de cette thèse de « l'attraction passionnelle », par laquelle il prétend résoudre ou plutôt supprimer le redoutable problème de l'existence du mal sur la terre. L'homme doit avoir, dit-il, un moyen d'être heureux sur cette terre : autrement Dieu ne serait ni bon ni sage. Le tout est de découvrir ce moyen : c'est ce que les « civilisés » n'ont pas encore su faire. Se fondant sur cette unité du plan divin qu'il appelle « l'économie de ressorts », le fondateur du phalanstère estime que la loi de l'attraction, découverte par Newton dans le monde physique, doit régir aussi le monde moral. Mais quelle attraction? Fourier, imbu des idées sensualistes du siècle dernier, ne voit dans l'homme que l'être sensible, entraîné à agir par les passions. L'attraction doit donc être passionnelle. Jusqu'alors on nous enseignait à contenir nos passions et l'on nous avertissait que la raison nous était donnée pour cet usage. Erreur, dit notre étrange moraliste; c'est se faire une idée absurde de Dieu que de supposer qu'il a créé un homme composé de deux ressorts contradictoires. D'ailleurs, en fait, la raison est toujours la plus faible, même chez ceux qui ont charge de prêcher la vertu. Les passions seules viennent de Dieu. Le devoir et la morale, le mérite et le démérite sont une invention de l'homme dont il faut se débarrasser au plus vite. Chaque individu n'a qu'à suivre ses passions; il trouvera ainsi son plaisir, en même temps qu'il concourra au plan divin. Ne craignez pas qu'il en résulte quelque désordre; car il est posé en axiome fondamental que « les attractions sont proportionnelles aux destinées ». Si l'on a pu avoir jusqu'ici mauvaise opinion des passions sans frein, c'est qu'elles ne se mouvaient pas dans le milieu qui leur convenait. Elles trouveront ce milieu avec le phalanstère. Dangereuses dans une réunion restreinte, elles

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