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les Bauny et les autres « victimes » de Pascal, à côté des << victimes» de Boileau et de Molière.

Blaise Pascal, l'immortel auteur des « Lettres provinciales», était né à Clermont-Ferrand, en 1623; il était fils d'un président à la cour des aides, qui devint plus tard intendant de la province de Normandie. Dès son enfance, Pascal montra un goût et des dispositions prodigieuses pour les mathématiques. Il avait à peine douze ans, lorsque son père le surprit un jour occupé à tracer des lignes sur la muraille de sa chambre. Il lui demanda ce qu'il faisait. « Je cherche, dit-il, ce que valent les trois ouvertures de cette figure. » C'était un triangle. L'enfant cherchait la valeur des trois angles, et il la trouvait égale à celle de deux angles droits, en suivant la même voie qu'avait suivie Euclide. Pressé de questions, il raconta comment il en était arrivé là, et il remonta, par une suite de propositions, rigoureusement enchaînées entre elles, jusqu'à la définition de la géométrie. Ce génie « effrayant », comme l'appelle Chateaubriand, venait de découvrir les trente-deux premières propositions d'Euclide. A seize ans, il avait déduit quatre cents corollaires d'un seul théorème, et fait le plus savant traité des << Sections coniques » qu'on eût vu depuis l'antiquité. Son père l'ayant chargé de faire tous les comptes de l'intendance de Rouen, il inventa, à dix-neuf ans, une machine composée de roues, qui opérait pour lui et faisait

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seule toutes sortes de calculs. Quatre ans après, il décou vrit la pesanteur de l'air, et démontra que l'ascension de l'eau et du mercure dans un tube est due à la pression de l'atmosphère. Il fit faire des expériences sur le sommet - du Puy-de-Dôme, et il les renouvela sur la tour de SaintJacques, à Paris. Pascal ne dédaignait pas d'appliquer son esprit à des choses pratiques : c'est lui qui eut la première idée des « omnibus », qu'on appelait alors «< carrosses à cinq sous », et il inventa la « brouette du vinaigrier », petite voiture à bras destinée à porter une personne, et le « haquet», charrette mobile sur l'essieu, pour faciliter le chargement et le déchargement des fardeaux.

On ne saurait dire jusqu'où se serait élevé Pascal, si la faiblesse de sa santé n'eût arrêté ses travaux. « Il fut saisi d'une sorte de paralysie des membres inférieurs, dit le savant et spirituel historien de Port-Royal, et il ne put, pendant quelque temps, marcher qu'avec des béquilles. Il ne pouvait avaler de boisson que chaude, et goutte à goutte, par suite de spasme ou de paralysie partielle du gosier. Ses pieds et ses jambes étaient comme frappés de mort, et il y fallait appliquer des chaussures trempées dans l'eau-de-vie, pour en réchauffer un peu le marbre. Avec cela, sa tête se fendait, et ses entrailles brûlaient. » Pour comble de malheur, la mort de son père, arrivée en 1651, et la retraite de sa sœur Jacque

line dans l'abbaye de Port-Royal, le laissèrent dans une triste solitude. Les médecins lui conseillèrent les distractions du monde. Il cherchait à s'y livrer, lorsqu'un accident vint l'en détacher pour jamais (1654).

Un jour, il traversait le pont de Neuilly dans une voiture à quatre chevaux. Tout à coup les deux premiers prirent le mors aux dents et se précipitèrent dans la Seine. Heureusement les traits se rompirent, et la voiture resta sur le bord de l'eau. Pascal eut beaucoup de peine à revenir d'un long évanouissement. Cet accident produisit sur lui une impression profonde. Il avait vu la mort de près sans y être préparé. Il frémit à l'idée d'une vie à venir, et il résolut de renoncer à la science et de ne plus s'occuper que de son salut éternel. « Que me fait, dit-il, cette philosophie qui ne m'apprend rien sur ma fin? » A peine âgé de trente-deux ans, il se retira dans la solitude de Port-Royal, et il adopta un genre de vie sévère, se servant lui-même jusqu'à faire son lit, et n'employant les domestiques que pour les choses indispensables. « Sa ferveur l'éleva si fort au-dessus des misères communes, dit gaiement sa sœur Jacqueline, qu'elle lui fit mettre les balais au rang des meubles superflus. Pascal partageait son temps entre la prière, l'étude et la méditation des livres saints, le jeûne et des austérités incroyables qui achevèrent de ruiner sa faible constitution. Pascal conserva toute sa vie le souvenir de l'impression

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que lui avait faite l'accident de Neuilly, dans un petit papier et dans un parchemin, où on lit: « Joie, joie, pleurs de joie! Renonciation totale et douce! » C'était une impression de reconnaissance. Il gardait ces deux copies, qui étaient pareilles et pliées ensemble, dans la doublure de son habit; et, chaque fois qu'il en changeait, il les décousait et les recousait lui-même.

On a prétendu que, depuis l'accident de Neuilly, le cerveau de Pascal était dérangé, et qu'il croyait toujours voir un abîme à ses côtés. C'est un conte mis en vogue par Voltaire, qui en a fait bien d'autres. Un homme qui écrit les Provinciales », et les « Pensées »>, supérieures aux « Provinciales », n'a pas le cerveau troublé. Ajoutons que, l'année qui suivit la publication des « Provinciales », Pascal résolut un des problèmes les plus difficiles des mathématiques. Un savant avait proposé de déterminer la ligne courbe que décrit dans l'air le clou d'une roue, quand elle roule de son mouvement ordinaire. C'est le fameux problème de la « roulette » ou cycloïde. Tous les mathématiciens de l'Europe échouèrent dans ce travail. Pascal s'arracha un moment à ses souffrances et à ses macérations, et trouva la solution du problème en huit jours. A la même époque, le grand Huyghens lui écrivait : « J'ai essayé quelques-uns de vos problèmes, mais sans prétendre au prix ; et je me crois heureux de ne pas avoir entrepris la solution des plus

difficiles, parce que, tant de personnes plus intelligentes que moi n'en ayant pu venir à bout, cela me fait conclure que ma peine aurait été perdue comme la leur. » Et cependant, on ne cesse de répéter que Pascal était fou!

Quant à l'abîme sans cesse présent sous les yeux de Pascal, c'était l'abîme de l'éternité, toujours ouvert pour nous engloutir. « C'est en vain, dit-il, que les hommes détournent leur pensée de cette éternité qui les attend, comme s'ils la pouvaient anéantir en n'y pensant pas. Elle subsiste malgré eux, elle s'avance, et la mort, qui la doit ouvrir, les mettra infailliblement dans l'horrible nécessité d'être éternellement anéantis ou malheureux. »

Aux yeux de Pascal, la vérité était tout entière dans la révélation chrétienne, et il entreprit de la prouver avec toute la rigueur du raisonnement géométrique. Dans les intervalles de ses souffrances, il s'occupait d'un grand ouvrage en faveur de la religion, et, chaque jour, il jetait sur des feuilles volantes ou sur des morceaux de papier les idées ou les expressions qui lui venaient, afin de ne pas les oublier; mais la religion a bien ses difficultés pour un esprit accoutumé à n'admettre que ce qui est prouvé jusqu'à l'évidence. De là, ces doutes qui agitaient Pascal, quand il considérait les contradictions des jugements humains sur les matières de la foi, quand il ne pouvait s'expliquer pourquoi la révélation a été refusée aux générations anciennes, et pourquoi ces générations seront

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