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On pourrait dire de ces morceaux dignes d'admiration ce que Longin disait du sommeil d'Homère : « Ses rêves mêmes ont quelque chose de divin : ce sont les rêves de Jupiter. »

Les plus remarquables de ces pièces sont « Sertorius »> (1662), où l'on admire la fameuse conférence de Sertorius et de Pompée; « Sophonisbe » (1663), où l'on retrouve aussi quelques étincelles du feu qui avait animé l'auteur de « Cinna » et de « Polyeucte »; et « Othon »> (1665), dont l'exposition est une des plus belles de la scène française.

Les deux tragédies « d'Agésilas » et « d'Attila » ne sont guère connues des gens du monde que par l'épigramme de Boileau :

J'ai vu « l'Agésilas»,
Hélas !

Mais après « l'Attila »,
Holà !

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«Attila » parut la même année « qu'Andromaque (1667). L'astre de Corneille baissait, et celui de Racine se levait. On peut appliquer à ces deux poètes le vers si connu « d'Atila » sur la décadence de l'empire romain et sur le commencement du royaume des Francs :

Un grand destin commence, un grand destin s'achève.

(Acte I, Sc. 2.)

Le sujet de « Bérénice » fut donné à Corneille par Henriette d'Angleterre (1679). Cette princesse, distinguée par son esprit et par sa beauté, avait épousé le duc d'Orléans, frère de Louis XIV. Elle aurait préféré le roi, pour qui elle avait eu une inclination secrète, longtemps partagée. Elle voulut voir sur la scène cette situation, et elle fit prier Corneille et Racine de prendre pour sujet les adieux de Titus et de Bérénice. Corneille accepta, ignorant qu'il eût un rival; il fut vaincu, et il devait l'être. Ce grand poète ne savait pas traiter l'amour, tandis que Racine excellait à peindre ce sentiment.

Un des principaux défauts de la « Bérénicè » de Corneille et de ses autres pièces faibles, c'est l'embarras et l'obscurité du style. S'il en faut croire une anecdote racontée dans le « Bolæana », il lui arrivait de ne pas se comprendre lui-même. Le jeune Baron, l'élève et le meilleur acteur de la troupe de Molière, devait jouer le rôle de Domitien. Il demanda à Molière l'explication de quatre vers, où Domitien dit à la fille de Corbulon :

Faut-il mourir, madame, et si proche du terme,
Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme,
Que les restes d'un feu que j'avais cru si fort
Puissent, dans quatre jours, se promettre ma mort?
(Acte I, Sc. 1.)

Molière dit qu'il ne comprenait pas ce que pouvait signi

fier « une illustre inconstance proche du terme, si ferme que les restes d'un feu si fort se promettent la mort de Domitien dans quatre jours ». « Mais attendez, ajoutat-il, M. Corneille doit venir souper avec nous aujourd'hui, et vous lui-direz qu'il vous l'explique. » Dès que Corneille arriva, Baron alla lui sauter au cou, comme il faisait ordinairement, parce qu'il l'aimait beaucoup; ensuite il le pria de lui expliquer les vers qu'il n'entendait pas. Corneille, après les avoir examinés quelque temps, lui dit : « Je ne les entends pas trop bien non plus; mais récitez-les toujours; tel qui ne les entendra pas les admirera. »

Après « Bérénice » Corneille donna encore quelques pièces qui eurent le même sort. « Pulchérie » trouva si peu de faveur auprès des comédiens, qu'ils refusèrent de la jouer. Enfin, après quinze ans d'efforts malheureux, Corneille renonça au théâtre. « J'ai pris congé du théâtre, disait-il à un ami, et ma poésie s'en est allée avec mes dents. » Il vécut encore près de dix ans. Sa vieillesse fut attristée par l'affaiblissement de ses forces et de ses facultés, et par l'éclat des triomphes mérités de son jeune rival. Cependant il avait la consolation de voir représenter ses belles pièces avec des applaudissements toujours nouveaux. On dit aussi qu'étant allé un jour au théâtre, où il n'avait pas paru depuis deux ans, les acteurs s'interrompirent d'eux-mêmes; le grand Condé, le prince

de Conti et toutes les personnes qui étaient sur la scène, se levèrent; les loges suivirent leur exemple; le parterre fit entendre des acclamations et des applaudissements, répétés à chaque entr'acte.

On est affligé de voir que des embarras pécuniaires vinrent ajouter aux souffrances de la vieillesse et à celles de l'amour-propre. « Chapelain était riche, a dit La Bruyère, et Corneille ne l'était pas. » Ce grand poète recevait une pension de deux mille francs, qui cessa de lui être payée, on ne sait pourquoi, à la mort de Colbert. Dans les derniers mois de sa vie, la maladie épuisa ses ressources, et il se vit réduit au plus pressant besoin. Boileau, informé de cette position cruelle, courut à Versailles, offrir le sacrifice de sa propre pension. « Je ne puis sans honte, dit-il à madame de Montespan, recevoir une pension du roi, tandis qu'un homme tel que Corneille en serait privé. » Louis XIV s'empressa d'envoyer deux cents louis à l'illustre malade, et ce fut un parent de Boileau qui les lui porta. Corneille expira deux jours après, à l'âge de soixante-dix-huit ans (1684).

L'abbé de Lavau, directeur sortant de l'Académie, et Racine, directeur nommé, se disputèrent le droit de faire célébrer le service funèbre que l'Académie accordait alors à chacun de ses membres. Lavau l'emporta, et le poète Benserade dit à Racine : « Si quelqu'un pouvait prétendre à enterrer Corneille, c'était vous, et vous ne l'avez pas fait,»

Trois mois après, Racine se dédommagea de son échec en prononçant, à la réception de Thomas, successeur de son frère à l'Académie, un magnifique éloge de PierreCorneille.

«En quel état se trouvait la scène française, lorsque Corneille commença à travailler! quel désordre! quelle irrégularité! Nul goût, nulle connaissance des véritables beautés du théâtre; les auteurs aussi ignorants que les spectateurs; la plupart des sujets extravagants et dénués de vraisemblance; point de mœurs, point de caractères; la diction encore plus vicieuse que l'action, et dont les pointes et de misérables jeux de mots faisaient le principal ornement; en un mot, toutes les règles de l'art, celles même de l'honnêteté et de la bienséance, partout violées.

« Dans cette enfance, ou, pour mieux dire, dans ce chaos du poème dramatique parmi nous, Corneille, après avoir quelque temps cherché le bon chemin, et lutté, si je l'ose ainsi dire, contre le mauvais goût de son siècle, enfin inspiré d'un génie extraordinaire, et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, et de tous les ornements dont notre langue est capable; accorda heureusement la vraisemblance et le merveilleux, et laissa bien loin derrière lui tout ce qu'il avait de rivaux, dont la plupart, désespérant de l'atteindre, et n'osant plus

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