Page images
PDF
EPUB

Doucement vers la rive noire
Ils s'avançaient du même pas.
Des maris on vantait la gloire;
Des femmes on ne parlait pas.

Depuis la mort de son père, qui ne laissa point de fortune, Corneille fut le soutien de sa mère et de sa nombreuse famille, et il pourvut à l'établissement de toutes ses sœurs. L'une d'elles, femme d'un esprit distingué, épousa un avocat de Rouen et fut la mère de Fontenelle. Corneille eut six enfants, quatre fils et deux filles. Sa fille Marie fut la bisaïeule de Charlotte Corday, qui délivra la France de Marat et donna un exemple insigne de ces farouches vertus de Rome, si bien célébrées par notre grand tragique.

Les nombreuses charges de famille qui pesaient sur Corneille expliquent cette humilité de langage dans la dédicace de ses pièces, qu'on lui a si amèrement reprochée. Ce grand poète, qui a créé des caractères si nobles ét si fiers, s'abaissait jusqu'à la servilité quand il implorait la générosité des riches, ou qu'il les remerciait de leurs gratifications. Ainsi, en dédiant « Cinna » au financier Montoron, il va jusqu'à le comparer à Auguste pour la générosité. Il paraît avoir senti tout le premier cet abaissement pénible; mais l'accomplissement d'un devoir sacré lui faisait une loi de s'y résigner. Disons encore, en faveur de Corneille, que les mœurs du temps sem

blaient autoriser ces humbles démarches. A une époque où le public achetait peu de livres, les auteurs ne se faisaient aucun scrupule de solliciter les libéralités des grands. On voit cette même humilité du génie devant la fortune, en Angleterre, au xviie et même au XVIIIe siècle. Young, par exemple, ce poète religieux, qui semble avoir passé sa vie autour des tombeaux, méditant sur la vanité des grandeurs humaines, écrivit des dédicaces pleines de servilité; il adressa d'incroyables flatteries au duc de Wharton, que Pope appelle le plus scandaleux des hommes puissants, et au ministre Wapole, à qui l'histoire a infligé le surnom flétrissant de « père de la corruption ». Voltaire lui-même, qui blâme si durement Corneille, a prodigué des adulations non moins outrées à des personnes qu'il ne pouvait pas estimer. Il donna le nom de Pollion au financier La Popelinière, il dédia « Tancrède à madame de Pompadour, il rima de basses flatterics pour madame Du Barry, et il combla de louanges, quelquefois peu patriotiques, l'impératrice Catherine II, qui était montée sur le trône en faisant étrangler son mari. Et cependant Voltaire était riche; il n'avait pas, comme Corneille, l'excuse du besoin, ni celle des mœurs du temps.

Pierre Corneille, si grand, si élevé, quand il faisait parler des Romains, était ennuyeux et maussade en société. Il avait une timidité gauche, un extérieur commun

et négligé à l'excès, une paresse invincible à soutenir la conversation, et il ne savait guère parler que sur des sujets qui avaient rapport au théâtre. Son caractère était taciturne, et sa conversation si pesante, qu'elle devenait à charge dès qu'elle durait un peu. Le grand Condé ayant désiré le voir et l'entretenir, dit, après cette entrevue, qu'il ne fallait pas l'entendre ailleurs qu'à l'hôtel de Bourgogne. Corneille dit lui-même dans un billet à Pellisson :

J'ai la plume féconde et la bouche stérile;

Bon galant au théâtre et fort mauvais en ville;
Et l'on peut rarement m'écouter sans ennui,
Que quand je me produis par la bouche d'autrui.

Corneille ne parla jamais bien correctement sa langue; sa prononciation n'était pas nette, et il ne savait ni réciter ses vers, ni lire son écriture. Un jour qu'il reprochait à un comédien d'avoir critiqué une de ses pièces à la représentation: « Comment, répliqua l'autre, pourrais-je avoir mal parlé de vos vers au théâtre, puisque je les ai trouvés admirables lors même que vous les bredouilliez à la lecture? »>

Ces défauts de Corneille nuisirent à ses succès dans le monde et aux progrès de sa fortune. Il ne fut pas recherché des grands seigneurs comme Racine, son jeune rival. Racine, voulant détourner son fils du métier de poète, lui disait à ce sujet : « Ne croyez pas que ce

soient mes vers qui m'attirent toutes ces caresses. Corneille fait des vers cent fois plus beaux que les miens, et cependant personne ne le regarde. On ne l'aime que dans la bouche de ses acteurs. Au lieu de fatiguer les gens du monde du récit de mes ouvrages, dont je ne leur parle jamais, je les entretiens de choses qui leur plaisent. Mon. talent avec eux n'est pas de leur faire sentir que j'ai de l'esprit, mais de leur apprendre qu'ils en ont. »

Corneille devait trouver peu d'agrément dans la société, surtout dans celle des grands. « L'air de la cour ne me convient pas, » disait-il. Après qu'il se fut établi à Paris, il forma une sorte de liaison avec Molière. Mais on ne voit pas figurer son nom parmi ceux des habitués d'Auteuil, Boileau, Chapelle, Racine, et La Fontaine. Il n'aimait pas Boileau, à cause de son esprit satirique et de son intimité avec Racine; ni Chapelle, à cause de ses excès et de ses débauches; ni Racine, dont les succès l'inquiétaient et lui faisaient craindre que le public n'oubliât ses pièces.

Depuis qu'il eut renoncé au théâtre, Corneille résolut de ne plus consacrer son talent qu'à des ouvrages de piété. Ce grand poète avait toujours eu un profond attachement pour la religion; il en remplissait exactement tous les devoirs; et, pendant les trente dernières années de sa vie, il récita tous les jours le bréviaire ecclésiastique. Il lisait aussi fort souvent « l'Imitation de Jésus

Christ » ", « le plus beau livre qui soit sorti de la main d'un homme, a dit Fontenelle, puisque l'Évangile n'en vient pas. » Il en ft une traduction en vers, où l'on trouve de brillantes traces de son génie, quoiqu'elle perde un peu de cette simplicité qui fait le caractère et le charme de l'original. Ce fut aussi pendant cette retraite que Corneille écrivit les « Examens de ses pièces » et ses trois « Discours sur la poésie dramatique », qui renferment des observations profondes sur la tragédie et la comédie, telles qu'il les avait créées.

Cependant le public voyait avec peine que le père de la scène française persistât à ne plus faire de tragédies. Fouquet, « non moins surintendant des lettres que des finances,» avait été le bienfaiteur de Corneille. Il parvint à le ramener au théâtre, et il lui donna à traiter le sujet d'Edipe» (1659). Corneille échoua dans cette pièce, qui commença, soixante ans plus tard, la fortune littéraire du jeune Voltaire.

[ocr errors]

Cette tragédie fut suivie, dans l'espace de quinze ans (1660-1675), de sept ou huit autres, qui n'ajoutèrent rien à la gloire de Corneille. Mais il n'en est aucune où il n'y ait quelque acte, quelque scène, quelque tirade, qui ne rappelle

La main qui crayonna

L'âme du grand Pompée et l'esprit de Cinna.

(Épître à Fouquet.)

« PreviousContinue »