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tous ses complices. On tremble pour le coupable, qui est atterré, lorsqu'on entend ces paroles de clémence sortir de la bouche d'Auguste :

Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convic.
Comme à mon ennemi je t'ai donné la vie;

Et malgré la fureur de ton lâche dessein,

Je te la donne encor comme à mon assassin.

Cette scène sublime produisit sur l'auditoire un effet difficile à rendre. Le grand Condé, alors âgé de vingt ans, versa des larmes d'admiration et d'attendrissement.

Corneille s'éleva encore plus haut que « Cinna » dans le « Martyre de saint Polyeucte », qui est la plus sublime des tragédies chrétiennes. Il fit une lecture de cette pièce à l'hôtel de Rambouillet; on la désapprouva et on lui conseilla de ne pas la faire représenter. On prétendait que les idées chrétiennes ne se prêtaient pas à une action dramatique, comme si les mystères de notre religion ne devaient pas être les plus saisissants de tous les drames sous la plume d'un écrivain de génie. L'arrêt de l'hôtel de Rambouillet a été cassé par la postérité, comme celui de l'Académic sur « le Cid », et « Polyeucte » est considéré comme le plus beau chef-d'œuvre de Corneille.

Pauline, fille d'un patricien romain, avait promis sa main à un chevalier nommé Sévère, remarquable entre tous par ses vertus et ses belles qualités. Mais la pauvreté

de Sévère avait empêché cette union. Obligée de suivre son père Félix en Arménie, Pauline consent à épouser par obéissance, Polyeucte, descendant des anciens rois du pays. Polycucte mérite toute sa tendresse, mais sans pouvoir l'obtenir; elle n'a pour lui que de l'estime et du respect. Tout à coup, on apprend que Sévère, le pauvre chevalier, est devenu, par une suite d'exploits glorieux, général et favori de l'empereur Décius, et qu'il est arrivé en Arménie pour réclamer l'accomplissement de la promesse que Pauline lui a faite. Félix, homme dévoré d'ambition, redoute son ressentiment et se repent de lui avoir préféré Polyeucte. Sur ces entrefaites, Polyeucte, converti par Néarque, se déclare chrétien, et, dans son enthousiasme pour sa nouvelle religion, il brise les idoles au milieu d'un sacrifice. Il est arrêté et condamné au dernier supplice. Pauline n'a qu'à laisser agir la justice; elle va se trouver libre de prendre l'époux de son choix, après la mort d'un homme qui ne possède point son cœur et qui est l'ennemi de sa religion. Mais le sentiment de son devoir l'emporte. Cette femme admirable cherche à désarmer le courroux de son père; puis elle court à la prison de Polyeucte, et emploie en vain lescaresses et les menaces pour le faire renoncer au culte détesté des chrétiens. Alors elle s'adresse à Sévère, à celui même qui est le plus intéressé à la mort de Polyeucte, et elle le conjure de sauver son époux.

Je sais que c'est beaucoup que ce que je demande;
Mais plus l'effort est grand, plus la gloire en est grande,
Conserver un rival dont vous êtes jaloux,

C'est un trait de vertu qui n'appartient qu'à vous;

Souvenez-vous enfin que vous êtes Sévère.

Adieu. Résolvez seul ce que vous voulez faire;

Si vous n'êtes pas tel que je l'ose espérer,

Pour vous priser encor je le veux ignorer. (Acte IV, Sc. 5.)

Quelle délicatesse de sentiment dans le dernier vers! Les théâtres anciens ni les modernes n'avaient encore rien offert de parcil. Le généreux Sévère se montre digne de la confiance de Pauline, et il se hâte de travailler au salut d'un rival dont la mort mettrait le comble à son bonheur. Pauline fait une dernière tentative sur le cœur de son époux. Mais Polyeucte résiste aux larmes et aux prières de sa sublime compagne : « Soyez heureuse avec Sévère, lui dit-il, ou faites-vous chrétienne, et mourez avec moi. » On admire la fermeté du saint martyr, sa sérénité divine, son enthousiasme pour la foi. L'ambitieux Félix, incapable de comprendre un sentiment généreux, croit que les efforts de Sévère ne sont que des ruses pour s'assurer s'il épargnera un chrétien, et pour le perdre ensuite dans l'esprit de l'empereur. Il ordonne le supplice de son gendre. A cette nouvelle, Pauline laisse éclater toute la violence de sa douleur:

Père barbare, achève, achève ton ouvrage;
Joins ta fille à ton gendre; ose que tardes-tu?
Tu vois le même crime, ou la même vertu...
Mon époux en mourant m'a laissé ses lumières;
Son sang, dont tes bourreaux viennent de me couvrir,
M'a dessillé les yeux et me les vient d'ouvrir.
Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée.

Pauline est chrétienne; son père, touché de la grâce, suit son exemple, et Sévère, loin de songer à le persécuter, se déclare l'ami des chrétiens, et il en fait un éloge qui est un éloquent morceau sur la tolérance.

Les tragédies de « Pompée, de Rodogune et d'Héraclius ». », sont bien dignes de l'auteur du « Cid, d'Horace, de Cinna et de Polyeucte », quoique inféricures à ces chefs-d'œuvre. Dans « Pompée », Cornélie, qui cherche à venger la mort de son époux, est une Romaine des beaux jours de la république. Dans « Rodogune », le caractère de l'ambitieuse et cruelle Cléopâtre, reine de Syrie, est un des plus terribles qu'il y ait au théâtre. L'intrigue « d'Héraclius >> est attachante; mais elle est si compliquée, qu'elle fatigue l'esprit et qu'on a de la peine à la comprendre c'est ce qui faisait dire à Boileau que cette tragédie est un logogriphe.

Les tragédies qui suivirent sont encore inférieures ; elles ont des parties sublimes, mais elles sont imparfaites

CORNEILLA.

dans leur ensemble. On a dit de Corneille que nul n'était monté si haut et n'était tombé si bas. Molière a caractérisé, par une image originale et plaisante, les inégalités du génie de son ami : Corneille, disait-il, a un lutin qui vient de temps en temps lui souffler d'excellents vers, et qui ensuite le laisse là, en disant : Voyons comment il s'en tirera, quand il sera seul; et il ne fait rien qui vaille, et le lutin s'en amuse. »

D'où vient que Corneille, qui s'élève si haut dans ses chefs-d'œuvre, tombe si bas dans ses pièces médiocres? La principale cause de cette décadence prématurée, c'est le manque de cette sorte de goût que donne la connaissance de la vérité. Ce grand homme était un génie instinctif, remarquable par l'élévation des idées et des sentiments; mais il avait le goût peu sûr. Il lui arrive souvent de se figurer la vérité où elle n'est pas, de mal choisir le sujet de ses pièces, et il ne comprend pas que tout le talent du monde ne saurait rendre intéressant el dramatique un sujet qui n'est pas fait pour la scène. Dans ses belles pièces, il prit des caractères fortement conçus, et il les plaça au milieu d'événements considérables, avec des passions et des intérêts opposés, dont la lutte donne naissance à des situations intéressantes, toujours dominées par les personnages. Malheureusement, il abandonna cette route frayée par son génie, et il renonça à la tragédie de caractère pour la tragédie de

T. I

6.

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