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LE VIEUX SOLDAT

Je l'avais toujours vu le même, ce vieux Roche.
Dans ces vaux de Villers où tout Paris s'accroche
Et, d'année en année, accumule ses nids,
Où, dix fois, j'avais vu les peupliers jaunis,
Et mûrir les garçons, et passer-fleur les filles,
Et de forts libertins, d'inexpugnables drilles
A la fin succomber au faix de leurs travaux,
Et des ivrognes d'âge achopper aux tombeaux,
Lui n'avait ni mué, ni défailli. Sa veste,

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D'un drap qu'on ne fait plus, teinte d'un gris modeste,
Comme lui paraissait immuable. On eût dit

Qu'ils étaient nés ensemble en un bloc de granit.

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Pluie ou vent sur l'habit, misère ou deuil sur l'homm
Soleil sur tous les deux, ç'avait été tout comme.
Roche avait bien perdu sa femme et son garçon,
Et sa bru, pieds-devant sortis de sa maison,
Il avait conservé son petit-fils, et, dame,
Ce petit-fils, c'était le soleil de son âme !
Même, avec lui, de l'autre il s'embarrassait peu;
Car, s'il faut que j'en fasse ici le triste aveu,
A quatre-vingt-dix ans il devenait aveugle.
Mais, pour trouver au pré sa génisse qui beugle,
Le chemin de l'église ou bien du cabaret,
Eût-il les yeux vidés, un paysan va dret.

Aussi, quand je revins là-bas, après la guerre,
Retrouvant celui-ci, je ne m'étonnai guère,
Et même, de sa vue escomptant le brouillard,
Un instant, sans parler, j'admirai le vieillard.

Assis, le dos au vent, sur la haute falaise,
Il gardait sa jument, qui pâturait à l'aise,
Tandis que dans un sac, pour ses chers canetons,
Il entassait de l'herbe amassée à tâtons.
Ses longs cheveux flottaient autour de son visage
Au gré du même vent qui chassait un nuage,
Et la mer miroitait aux globes de ses yeux.
Entre elle et le ciel clair, il était merveilleux.

Dans mes deux mains je pris les siennes, sans rien dire;

Il tressaillit, sa bouche essaya de sourire,

Mais des pleurs, comme ceux du cep sous le greffoir,
Vinrent seuls envahir sa face et m'émouvoir.

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Vous! me dit-il enfin d'une voix fort cassée, Vivant!... Ah! reprit-il, qu'elle me soit passée Cette sotte parole où l'âge s'aperçoit !...

On est toujours heureux, Monsieur, quand on vous voit;
Je le suis, Dieu merci, de vous revoir en vie;

Et si je pleure, allez, c'est bonnement d'envie.
Oui, votre vieille mère a fait un envieux,

C'est moi, qui de quinze ans plus qu'elle me sais vieux,
Et qui n'ai pas gardé mon bâton de vieillesse!

-Votre petit-fils?...

-Mort!... Et moi, la mort me laisse!...

Oui, Monsieur, je suis là!... tandis qu'on ne sait où,
Dans quel bourbier, dans quel champ maudit, dans quel trou
Comme un chien, mon Louis està pourrir sous terre!
On me l'a tué raide à la dernière affaire.

Ah! dites-moi, Monsieur, qu'ai-je fait au bon Dieu
Pour qu'il me traite ainsi? moi qui me grise peu,
Qui ne jure ni joue, et qui vais à la messe ?
Pourquoi m'a-t-il volé l'enfant de ma tendresse ? »>

J'étais abasourdi de ce coup imprévu.
Ce Louis, ce petit héros, je l'avais vu,
Jeune homme faible, et, plus qu'une fille, novice
Son âge et sa pâleur l'exemptaient du service;
Mais lui, comme on parlait de sa France à venger
Un matin, il s'était enfui pour s'engager.
Cela, je le savais... La suite en était rude!
En face d'un tel deuil la langue devient prude,
Le mot manque, on se tait et l'on fait bien. - Je fis
De mon mieux pour laisser Roche pleurer son fils.
Mais, comme il en venait aux cris, je trouvai sage
De refouler le flot en coupant le passage;
Et, détournant son cours brusquement, je lançai
Ce pauvre esprit branlant dans l'immense passé.

«La Révolution, fis-je, sans autre forme,
La Révolution, Roche !... la vague énorme!...
Si haute, qu'après elle on s'est étonné moins
Du grand déluge!... elle eut vos bons yeux pour tén
Vous l'avez vue!...

- Oui-dà, j'ai vu la République, Répondit-il, un peu surpris de ma réplique.

Eh bien, si vous voulez, laissons votre malheur, Et parlons de ces temps qui retrempent le cœur. Voyons, dans votre esprit qu'est-ce qui vous en

Ma foi, s'il m'en souvient, c'est comme d'une peste, Mon cher Monsieur. Encor, n'en aurais-je rien su, Si parfois l'on n'avait à mon bonnet cousu, Comme un préservatif, le chiffon nécessaire, La cocarde, le jour où quelque commissaire Venait... On me l'òtait dès qu'il était parti.

Vous n'étiez qu'un enfant! Vous auriez mieux senti, Homme fait, la valeur de ce nouveau baptême.

Vous voyez, mes parents s'en souciaient de même.

-Ignorants!... certe, alors vous l'étiez tous!... Plus tard,
Quand avec la cocarde on fit un étendard,

Quand la France, écrasant vingt races conjurées,
Appela ses enfants sous ses couleurs sacrées,

Vous avez tout compris, vous êtes accouru...

J'ai couru me cacher, oui, dans le creux du ru, Dans le borand bordé de houx, dans la marnière, Et, sans moi, les brigands ont sauvé leur tanière.

Soit! Vous avez agi comme l'esclave-né. L'esclave, encore vil lorsqu'il est déchaîné, Méconnaît son sauveur et regrette sa chaîne. Mais voici qu'il n'est plus, ce sauveur qui vous gêne;

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