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en oubli les droits des familles, se disputent tour à tour le monopole de l'instruction publique ? Le monopole n'aurait un côté vraiment dangereux, que dans un pays où la pensée serait enchaînée avec la liberté de la presse, la raison, quoi qu'on puisse faire, doit finir par avoir raison.

Au mois d'août 1756, Condorcet, âgé alors de treize ans, remportait le prix de seconde dans l'établissement que les jésuites avaient formé à Reims. En 1758, il commençait, à Paris, ses études mathématiques au collège de Navarre. Ses succès furent brillants et rapides, car au bout de dix mois il soutint avec tant de distinction une thèse d'analyse très-difficile, que Clairaut, d'Alembert et Fontaine, qui l'interrogeaient, le saluèrent comme un de leurs futurs confrères à l'Académie.

Un pareil horoscope émanant de personnages si éminents, décida de l'avenir du jeune mathématicien. Malgré tout ce qu'il prévoyait de résistances de la part de sa famille, il résolut de se consacrer à la culture des sciences, et vint s'é

tablir à Paris chez son ancien maître, M. Giraud de Kéroudou.

En sortant du collége, Condorcet était déjà un penseur profond. Je trouve dans une lettre de 1775, adressée à Turgot et intitulée Ma profession de foi, qu'à l'âge de dix-sept ans le jeune écolier avait porté ses réflexions sur les idées de justice, de vertu, et cherché (en laissant de côté des considérations d'un autre ordre) comment notre propre intérêt nous prescrit d'être justes et vertueux. Je développerai la solution pour la rendre intelligible, mais sans assurer qu'elle était inconnue lorsque Condorcet s'y arrêta. Je ne craindrais pas d'être au contraire affirmatif, s'il fallait se prononcer sur la nouveauté de la résolution extrême dont elle devint l'origine.

Un être sensible souffre du mal qu'éprouve un autre être sensible. Il est impossible que, dans la société, un acte injuste ou criminel ne blesse pas quelqu'un. L'auteur d'un pareil acte a donc la conscience d'avoir fait souffrir un de ses semblables. Si la sensibilité dont la nature l'a doué est restée intacte, il doit donc souffrir lui

même..

Ne pas émousser sa sensibilité naturelle doit être, au point de vue de l'intérêt, le moyen de fortifier en soi les idées de vertu et de justice.

Cette conséquence découlait rigoureusement des prémisses. Elle conduisit le jeune Condorcet à renoncer entièrement à la chasse, pour laquelle il avait une vive passion, et même à ne pas tuer des insectes, à moins, cependant, qu'ils ne lui fissent beaucoup de mal.

Il est bien peu de matières sur lesquelles, même dans sa première jeunesse, Condorcet se soit abandonné à des opinions vagues et non étudiées. Aussi règne-t-il une grande harmonie entre les diverses périodes de la carrière laborieuse et agitée que nous devons parcourir. Vous venez de le voir, au sortir de l'enfance, notre confrère plaçait la douceur envers les animaux au nombre des moyens les plus efficaces de conserver sa sensibilité naturelle, suivant lui principale source de toute vertu. Cette idée l'a toujours dominé. Encore l'avantveille de sa mort, dans l'admirable opuscule intitulé Avis d'un proscrit à sa fille, Condorcet écrivait ces recommandations tou

chantes:

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« MA CHÈRE FILLE,

<< Conserve dans toute sa pureté, dans toute << sa force, le sentiment qui nous fait partager << la douleur de tout être sensible. Qu'il ne se << borne pas aux souffrances des hommes; que << ton humanité s'étende même sur les animaux. Ne rends point malheureux ceux qui t'appartiendront; ne dédaigne pas de t'occuper << de leur bien-être; ne sois pas insensible à << leur naïve et sincère reconnaissance; ne cause << à aucun des douleurs inutiles....... Le dé<«< faut de prévoyance dans les animaux est la « seule excuse de cette loi barbare qui les con<< damne à se servir mutuellement de nourri<<< ture. >>

«

Je devais saisir la première occasion qui s'offrait à moi, de montrer Condorcet obéissant résolument à de nobles idées. Tel nous le voyons ici en morale, tel nous le trouverons plus tard en politique. En applaudissant dès à présent à cette rare constance, je n’entends pas insinuer, Dieu m'en garde, que les nombreux changements de bannière auxquels

nous avons assisté, que même les plus subits, n'étaient pas consciencieux. Je sais seulement que, par une déplorable fatalité, le public les a vus presque constamment marcher de compagnie avec des faveurs de toute nature, en sorte que des esprits soupçonneux, ont eu un prétexte pour parler de cause et d'effet.

Le premier fruit des méditations auxquelles Condorcet se livra chez M. Giraud de Kéroudou, fut un ouvrage intitulé Essai sur le calcul intégral. L'auteur n'avait pas encore vingt-deux ans quand il le présenta à l'Académie.

Permettez que je fasse précéder de quelques réflexions générales ce que j'ai à dire de ce traité et des autres travaux mathématiques de Condorcet.

On citerait à peine, dans le vaste domaine des sciences, huit à dix découvertes importantes qui, pour arriver à maturité, n'aient pas exigé les efforts successifs de plusieurs générations de savants. Malheureusement, par un amourpropre mal entendu, les derniers inventeurs mettent rarement les historiens de la science

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