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mensongères, passionnées de ceux qui, d'après ma conviction intime, n'ont rien saisi de vrai et d'exact dans la grande, dans la majestueuse figure de Condorcet.

Si j'ose concevoir quelque espérance d'avoir trouvé la vérité, là où de plus habiles étaient tombés dans l'erreur, c'est que j'ai pu consulter de nombreuses pièces inédites. La fille, si distinguée, de notre ancien secrétaire; son mari, l'illustre général O'Connor, ont mis leurs riches archives à ma disposition, avec une bonté, un abandon, une libéralité dont je ne saurais assez les remercier. Beaucoup de manuscrits complets ou inachevés de Condorcet; ses lettres à Turgot; les réponses de l'intendant de Limoges, du contrôleur général des finances et du ministre disgracié; cinquante-deux lettres inédites de Voltaire; la correspondance de Lagrange avec le secrétaire de l'Académie des sciences et avec d'Alembert; des lettres du grand Frédéric, de Franklin, de mademoiselle de l'Espinasse, de Borda, de Monge, etc., tels sont les trésors que j'ai reçus de l'honorable famille de Condorcet. Voilà ce qui m'a conduit à des idées nettes et précises sur le rôle de notre confrère dans le

mouvement politique, social et intellectuel de la seconde moitié du XVIIIe siècle.

J'ai quelque soupçon de n'avoir pas su éviter un écueil qu'ont fait naître les bontés de M. et de madame O'Connor. En parcourant les pièces qu'ils m'avaient confiées, mon esprit se reportait involontairement sur les mille accidents qui pourraient anéantir de si précieuses pages. De là est résulté, dans cette biographie, un luxe de citations inaccoutumé; de là, des développements étendus sur des points qui auraient pu n'être qu'indiqués. Ces inconvénients, je les ai aperçus; mais ils ont perdu de leur importance devant la pensée que j'arrachais peut-être à l'oubli, des faits, des appréciations, des jugements littéraires d'une grande valeur; ils m'ont paru, surtout, plus que compensés, par l'avantage que je trouvais à faire parler à ma place plusieurs personnages éminents du siècle dernier.

Un mot, encore, sur la longueur peu ordinaire qu'aura cette lecture, et j'aborde mon sujet.

Je ne me fais pas illusion sur l'intérêt que j'aurais à ménager davantage la bienveillante

attention de mes auditeurs. Tout me disait de beaucoup retrancher, même après les nombreuses coupures que les exigences d'une lecture publique m'avaient impérieusement commandées; mais j'ai considéré que ma mission a quelque chose d'inusité, de plus solennel que de coutume à vrai dire, je vais procéder à la réhabilitation d'un confrère, sous le rapport scientifique, littéraire, philosophique et politique. Tout calcul d'amour-propre qui m'écarterait de ce but, serait évidemment indigne de l'assemblée devant laquelle je parle et de moi.

Enfance et jeunesse de Condorcet. Ses études, son caractère, ses travaux mathématiques.

Jean-Antoine-Nicolas CARITAT de Condorcet, ancien secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, naquit le 17 septembre 1743, en Picardie, dans la petite ville de Ribemont, qui déjà avait donné à l'Académie l'ingénieur Blondel, à jamais célèbre par la construction de la porte Saint-Denis. Le père de Condorcet, M. Caritat, capitaine de cavalerie, originaire du Dauphiné, était le frère cadet du prélat

qu'on vit successivement, à partir de 1741, évêque de Gap, d'Auxerre et de Lisieux. Il avait aussi d'étroites liaisons de parenté avec le cardinal de Bernis et le fameux archevêque de Vienne, M. d'Yse de Saléon, celui-là même qui, encore évêque de Rhodès, fit tant parler de lui pendant le concile d'Embrun, à cause de son très-vif attachement pour les jésuites.

Condorcet atteignait à peine sa quatrième année, quand il perdit son père. La veuve du capitaine Caritat, M" de Gaudry, était d'une dévotion très-ardente. Elle imagina qu'un moyen infaillible de soustraire son fils unique aux premiers dangers de l'enfance, serait de le vouer à la Vierge et au blanc. Condorcet porta donc durant huit années le costume de jeune fille. Cette circonstance bizarre, en lui interdisant les plus efficaces des exercices gymastiques, nuisit beaucoup au développement de sa force physique; elle l'empêcha aussi de suivre les cours publics, où des écoliers n'eussent pas manqué de prendre le camarade en jupes pour point de mire habituel de leurs espiégleries.

Quand la onzième année fut venue, l'évêque de Lisieux confia son jeune neveu aux soins

d'un des membres de la société célèbre autour de laquelle commençait déjà à gronder l'orage.

Sans vouloir empiéter sur l'ordre des temps et des idées, qu'on me permette ici une réflexion :

Mine Caritat de Condorcet, dans son amour maternel poussé jusqu'à l'exaltation, assujettit l'enfance du futur secrétaire de l'Académie à des pratiques qui, sur plus d'un point, touchaient à la superstition. Le jeune Condorcet, dès qu'il ouvrit les yeux, se vit entouré d'une famille composée des plus hauts dignitaires de l'Église et d'hommes d'épée parmi lesquels les idées nobiliaires régnaient sans partage; ses premiers guides, ses premiers instituteurs furent des jésuites. Quel fut le fruit d'un concours de circonstances si peu ordinaires? En matière politique, le détachement le plus complet de toute idée de prérogative héréditaire; en matière religieuse, le scepticisme poussé jusqu'à ses dernières limites.

Cette remarque, ajoutée à tant d'autres que l'histoire nous fournirait au besoin, ne devraitelle pas calmer un peu l'ardeur avec laquelle les partis politiques et religieux, mettant toujours

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