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ENTRE

DIOGÈNE ET ARISTIPPE.

(1783.)

DIOGÈNE.

Philosophe, tu passes ta vie à la cour d'un tyran.

ARISTIPPE.

Un philosophe doit être où les hommes ont le plus besoin de lui.

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Oui, mais il le désarme; il a sauvé de la mort des amis imprudents; la flatterie et le mensonge ne sont plus des crimes dès qu'ils sont utiles aux hommes.

DIOGÈNE.

Pour sauver ces amis, on t'a vu baiser les pieds de Denys.

ARISTIPPE.

N'importe, si c'est là que la nature a placé ses oreilles.

Diogène.

Jadis un philosophe sorti de l'école de Pythagore, si fertile en ennemis des tyrans, n'eût paru à Syracuse que pour réveiller dans l'âme des citoyens l'a

mour de la liberté et de la patrie; il eût donné à un peuple faible, qui ne sait que trembler et haïr, le courage et les moyens de punir. Et si le sort conduisait Diogène à Syracuse, crois-tu qu'il s'abaisserait à faire rire un vil tyran? Je lui reprocherais ses barbaries, ses voluptés et ses vers boursouflés. Denys se croit un Dieu; je lui ferais apercevoir qu'il n'est pas même un homme.

ARISTIPPE.

Denys, maître d'un peuple désarmé, est entouré des guerriers qui ont chassé les vengeurs des Africains et de la renommée de ses victoires. Il mourra sur le trône. Que gagnerais-je à le braver? Le vain honneur d'avoir montré du courage et de lui faire commettre un crime de plus, et j'aime mieux lui en épargner. J'ose lui déplaire quand il le faut pour être utile. Je ne crains point la mort, mais je ne hais point la vie; je ne veux pas la sacrifier à une gloire inutile, mais je suis prêt à la donner pour le bien des hommes.

DIOGÈNE.

Aristippe, accoutumé aux plaisirs, est devenu l'esclave de la volupté. Il craint moins la mort qu'une vie austère.

ARISTIPPE.

Le plaisir ne m'amollit point. Dans une âme ardente et inflexible comme la tienne, la volupté devient une fureur. Elle tient lieu de tout, et le rend capable de tout. La mienne, plus flexible et plus modérée, sait en jouir et peut s'en passer; je ne suis ni assez sot pour la mépriser, ni assez emporté pour

la craindre. Je me livre gaiement aux fètes tumultueuses de Denys. J'en ai banni la débauche. Ses courtisans, qui bravaient la nature et les lois, craignent qu'Aristippe les accuse de manquer de goût. Les moments où je vois que le plaisir a réveillé l'âme de Denys, et que sa douce ivresse en chasse la défiance, j'en profite pour le rappeler, non à la justice, les tyrans ne peuvent la connaître, mais à la compassion, dont la voix n'est jamais étouffée sans ressource. Je sais qu'il ne peut faire du bien par vertu ou par système, et je tâche qu'il en fasse par caprice. On lui amena, il y a quelque temps, trois belles esclaves que des pirates avaient enlevées : elles pleuraient. Le tyrau blasé ne vit ni leur beauté ni leurs larmes. Je venais de louer une de ses tragédies. Aristippe, me dit-il, choisis une de ces esclaves. Je les prends toutes trois, répondis-je. Pâris s'est trop mal trouvé d'avoir fait un choix. Il rit. J'emmenai ces trois esclaves, et le lendemain je les renvoyai à leurs parents.

DIOGÈNE.

Confondu dans une foule de vils flatteurs, l'ingénieux Aristippe se charge du soin de distraire un tyran de ses remords et de ses craintes. Ta voix le rassure contre la haine; ton suffrage l'encourage contre le mépris. D'autant plus coupable que tu as plus d'esprit et de crédit sur l'opinion, que tu peux et le corrompre et l'excuser. En vain te vantes-tu de lui épargner des crimes, si tu fortifies ses vices.

ARISTIPPE.

Je détruis par une flatterie plus adroite le mal que

ferait celle des esclaves. Ils vantent sa puissance et la terreur qu'il inspire; ils lui peignent les méchants ligués contre lui, mais contenus, malgré leur fureur, par sa vigilance et la sévérité de sa justice. Alors il s'irrite, il n'est occupé qu'à rechercher des coupables et des supplices, qu'à imaginer de nouvelles persécutions. Il paraît agité par les furies. Seul libre au milieu de sa cour, je suis le seul qu'il croie sans intérêt de lui nuire; il me confie sa fureur et son effroi. Seigneur, lui dis-je, toutes ces précautions avertissent les Syracusains que vous croyez mériter leur haine, et le leur feront croire. Craignez de les augmenter assez, ces précautions, pour qu'un homme de cœur puisse trouver de la gloire à les tromper. Ce ne sont point vos gardes qui vous défendent, c'est votre nom; on respecte en vous le libérateur et le vengeur de la Sicile, le protecteur des arts, qui a rendu Syracuse la rivale d'Athènes. Ce sont ces titres honorables qui font votre sûreté. Denys alors appelle dans son palais des hommes éclairés et vertueux; il s'adoucit dans leur société ; il s'indigne que les Carthaginois aient encore des places dans la Sicile; il s'occupe des moyens de les en chasser, et laisse respirer Syracuse.

DIOGÈNE.

Mais Démarate et Agathocle, qu'il a bannis, disent que vous avez insulté à leur malheur; ils remplissent la Grèce de leurs plaintes et de la bassesse d'Aristippe.

ARISTIPPE.

Lorsque Démarate et Agathocle furent bannis, les

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