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putations semblables, hasardées contre le même écrivain toutes étaient fausses. On a cru longtemps qu'il n'y avait d'historiens exacts que ceux qui écrivaient pesamment, et qu'il n'y avait que les sots qui eussent du bon sens.

UN ERMITE DE LA FORÊT DE SÉNART.

Lundi, 9 juin 1777 (1).

AUX MÊMES.

Messieurs,

Il a déjà paru dans vos feuilles trois lettres où l'on parle de moi. Il y aurait de quoi me donner de l'amour-propre, si, à mon âge, on pouvait avoir encore de l'amour-propre.

Je dois des excuses à M. Propatria, et je conviens de mon peu de pénétration. Je ne m'étais pas aperçu que, pour nous accoutumer peu à peu à entendre parler de choses utiles, il commençait par ne nous annoncer que des choses frivoles : à peu près comme M. Comus, qui a commencé par des tours de gobelets, et qui finit par des expériences de physique.

Je ne sais point d'ailleurs pourquoi il se moque de moi, parce que je ne propose point de moyen pour détruire l'esclavage des nègres. Les Anglo-Américains n'ont-ils pas trouvé et employé ce moyen? Ils ont défendu l'importation des nègres que veut

(1) Journal de Paris, no 160.

on de plus? Lorsque le pape Clément XIV proscrivit un usage abominable que le goût pour les airs de bravoure avait introduit dans ses États, on ne le vit pas s'occuper des moyens d'avoir des soprano d'une autre manière.

Je conviens qu'il y a de profonds politiques qui prétendent que les vingt-deux millions de blancs ou à peu près blancs que nourrit la France, ne peuvent être heureux, à moins que trois ou quatre cent mille noirs n'expirent sous les coups de fouet, à deux mille lieues de nous. Ils ajoutent que ce moyen est le seul d'avoir du sucre et de l'indigo à bon marché. C'est ainsi qu'au temps où Louis Hutin vendit la liberté aux serfs de ses domaines, on prétendit que, puisqu'ils seraient libres de travailler ou de ne rien faire, toutes les terres allaient rester en friche. Les mêmes politiques disent encore que l'esclavage des nègres n'est pas si fâcheux qu'on le prétend; que c'est une chose fort agréable pour un Africain que d'être arraché de son pays, entassé dans un vaisseau, où il se trouve si bien, qu'on est obligé de ne lui laisser aucun mouvement libre, de peur qu'il ne se donne la mort, d'être ensuite exposé en vente comme une bête de somme, et condamné lui et sa postérité au travail, à l'humiliation et aux coups de nerfs de bœuf. Mais enfin les blancs n'ont aucun droit de faire ce bien aux noirs malgré eux, et cela suffit. On demandait à Démosthène quelle est la première partie de l'orateur? C'est l'action. Quelle est la seconde? C'est l'action. Et la troisième? C'est encore l'action. Je dirai de même, si l'on me demande

quelle est la première règle de la politique? C'est d'étre juste. Quelle est la seconde? C'est d'étre juste. Et la troisième? C'est encore d'étre juste.

Je ne répondrai point aujourd'hui à la deuxième lettre. Je soupçonne celui qui l'a écrite d'avoir voulu se moquer aussi de moi, avec son projet de mettre l'agriculture et la morale en chansons. Il a peut-être plus raison qu'il ne croit. Je compte bien lui dire quelque chose un jour sur la manière de rendre le peuple meilleur en l'amusant. Mais je me contenterai, dans ce moment, de vous envoyer une lettre (1) dont le hasard m'a fait avoir une copie, et qui peut réveiller beaucoup d'idées sur l'instruction qui convient au peuple, et les moyens de lui inspirer des

vertus.

Je ne dois que des remerciments à l'auteur de la

(1) Cette lettre est celle d'un M. Delahaye, curé de Pavant. Elle est insérée dans le Journal de Paris, du 21 juin 1777.

Le roi, ayant accordé à M. Delahaye six cents livres de pension, en récompense des services rendus pendant les émeutes de 1775, le bon curé fit l'abandon de cette somme à la paroisse de Pavant, tant qu'il en serait curé. Deux ans après, c'est-à-dire en mai 1777, M. Delahaye fut nommé à la cure de Nogent; on vint le féliciter avec une gaieté apparente; mais, à la messe, il aperçut des larmes dans tous les yeux. Alors il monte en chaire, et déclare à ses paroissiens qu'il renonce à son avancement, et ne les quittera pas. A ce mot, une allégresse sincère et bruyante éclate, malgré le respect du lieu : on crie, on s'embrasse, on pleure de tendresse, et le pasteur et les brebis allèrent dîner tous ensemble; après quoi l'on tira des boîtes et l'on fit un feu de joie.

Tel est en bref le contenu de cette lettre, rédigée en style un peu diffus et déclamatoire.

troisième lettre. Je conviens avec lui que les arts pouvaient en Grèce être très-utiles; leurs productions y avaient toutes le caractère de la grandeur, parce qu'elles étaient payées par le public. Chez nous elles ont trop souvent un caractère mesquin, parce qu'elles sont payées par les gens riches. Si je crains qu'on ne s'occupe trop des arts, si je crains que ce goût ne serve qu'à augmenter notre frivolité, ce n'est pas la faute des arts. Quant à la musique, je l'entends quelquefois avec plaisir; mais je suis indigne d'en parler. Je me souviens d'avoir fait autrefois une petite lettre pour prouver que Destouches avait donné, dans Callirhoé, le modèle de la meilleure des musiques possibles. Je lus cette lettre à un de mes amis, grand musicien et grand philosophe; il l'écouta avec beaucoup de sang-froid: « Est-ce que « vous auriez l'oreille fausse?» me dit-il après l'avoir entendue. J'en convins avec un peu de honte. « Eh bien, ajouta-t-il, n'écrivez jamais sur l'opéra. Un aveugle peut donner des leçons d'optique; mais il n'apprendra jamais aux gens qui voient clair à ju« ger un tableau. >>

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UN ERMITE DE LA FORÊT DE SÉNART.

Dimanche, 22 juin 1777 (1).

(1) Journal de Paris, no 173.

L'entrevue de Condorcet avec Svédenborg n'a rien de réel : c'est une fiction littéraire que l'auteur a choisie pour offrir sous cette forme, plus vive et plus commode, un précis de la doctrine. de Svédenborg. On ne lui prête rien qui ne soit tiré de ses ouvra ges; par exemple, l'anecdote du dîner à Londres et de l'apparition céleste qui l'interrompit, est racontée par Svédenborg luimême dans la préface du traité de cœlo et inferno, et il met à cette aventure, qui décida sa vocation et son rôle mystique, la date de 1743 c'est justement l'année de la naissance de Condorcet.

Pour lever tous les doutes au sujet de cette prétendue conversation, il suffira d'observer que le dernier voyage de Svédenborg en France est de 1736, et que Condorcet n'alla jamais en Angleterre, où le célèbre Suédois mourut en 1772 (1).

Ce morceau n'a d'épistolaire aussi que la forme. Il eût été déplacé dans la Correspondance, autant que le seraient dans celle de Voltaire les lettres sur les Anglais, la lettre de M. de la Visclède, la lettre sur la Nouvelle Héloïse, à l'Académie française, à la noblesse de Gévaudan, etc., etc., et tant d'autres lettres qui, adressées à des correspondants imaginaires, sont arrivées à leur adresse sans avoir jamais été mises à la poste.

Je n'ai pu découvrir la date précise de cet écrit; cela d'ailleurs n'importe guère. J'ai adopté comme vraisemblable celle de 1782, parce que, en 1782, parut la traduction de dom Pernety du livre de cœlo et inferno, où Condorcet paraît avoir puisé principaleF. G.

ment.

(1) Voyez l'éloge de Svédenborg, par M. de Saudel, lu à l'Académie de Stockholm, en 1772.

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