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tion réprouvée par la nature et condamnée par la raison.

Vous daignerez, Sire, employer quelques-uns de vos moments à faire valoir auprès de la diète de Pologne les avantages de l'adoption générale du plan que l'Assemblée nationale de France a formé.

L'Europe voit aujourd'hui un spectacle nouveau dans l'histoire du monde : deux rois occupés de fonder sur les seuls principes de la justice naturelle, une constitution vraiment libre et renfermant en ellemême les germes de son perfectionnement. Aucun sacrifice d'autorité ou de prérogative ne leur a coûté dès qu'il leur a paru utile à des vues si grandes et si généreuses. On a vu souvent des rois élus prodiguer tous les artifices de la politique, tous les moyens de l'ambition pour assurer à leur famille un sceptre indépendant de la volonté publique; il était réservé à Votre Majesté d'en montrer, un occupé d'établir l'hérédité pour le seul intérêt du peuple, et donnant l'exemple du désintéressement le plus pur dans ce qui avait été avant lui le dernier terme de l'ambition humaine.

Je supplie Votre Majesté d'agréer l'hommage de la reconnaissance que je dois à toutes les marques d'intérêt et de bonté dont elle m'a comblé.

Je suis avec le plus profond respect, Sire, de Votre Majesté le très-humble et très-obéissant serviteur. Signé CONDORcet.

31. STANISLAS, ROI DE POLOGNE, A CONDORCET.

Varsovie, le 14 mai 1791.

Monsieur le marquis de Condorcet, j'ai reçu avec reconnaissance l'ouvrage que vous avez bien voulu m'envoyer sur l'établissement d'une mesure universelle. Quand elle sera généralement adoptée, on aura à vous regarder comme un des bienfaiteurs du genre humain. Je me ferai une gloire d'y contribuer, dès que cela sera possible. Heureusement nous sommes parvenus ici depuis peu à surmonter quelques-uns de ces préjugés, contraires au bien général de l'humanité dont vous me parlez.

Je dois à la vérité l'aveu que rien ne m'a autant aidé à remporter ces victoires de la raison, que la lecture, grandement multipliée depuis quelque temps en Pologne, des bons livres écrits sur ces matières en France, dont la langue est la plus généralement répandue en Pologne, après celle du pays. Puisse la France produire beaucoup de citoyens qui vous ressemblent, comme hommes, comme savants et comme auteurs! C'est le vœu de celui qui vous porte beaucoup d'affection, parce qu'il vous porte beaucoup d'estime. STANISLAS AUGUSTE, roi.

32. CONDORCET A PRIESTLEY (à Londres).

Paris, le 30 juillet 1791.

Monsieur et très-illustre confrère, l'Académie des sciences m'a chargé de vous exprimer la douleur dont elle a été pénétrée au récit de la persécution

dont vous avez été la victime. Elle sent tout ce qu'ont perdu les sciences par la destruction des travaux que vous aviez préparés pour elles. Ce n'est pas vous, Monsieur, qui êtes à plaindre votre vertu et votre génie vous restent; et il n'est pas au pouvoir des hommes de vous ôter le souvenir du bien que vous leur avez fait; ce sont les malheureux dont de coupables manœuvres ont égaré la raison, et dont les remords ont déjà puni le crime.

Vous n'êtes point le premier ami de la liberté contre lequel les tyrans aient armé ce même peuple dont il défendait les droits. C'est le moyen qu'ils se réservent contre celui que son désintéressement, l'élévation de son âme et la pureté de sa conduite, mettent également à l'abri de leurs séductions et de leurs vengeances. Ils le calomnient, parce qu'ils ne peuvent ni l'intimider ni le comprendre; ils arment contre lui les préjugés, quand ils n'osent même essayer d'armer les lois; et ce qu'ils ont fait contre vous est l'hommage le plus glorieux que la tyrannie puisse rendre à la probité, aux talents et au courage.

Il se forme actuellement en Europe une ligue contre la liberté générale du genre humain; mais depuis longtemps il en existe une autre occupée de propager, de défendre cette liberté sans autres armes que la raison, et celle-ci doit triompher. Il est dans l'ordre nécessaire des choses que l'erreur soit passagère et la vérité éternelle; sans cela, elle ne serait pas la vérité. Les hommes de génie, soutenus de leurs vertueux disciples, mis dans la balance avec la tourbe

des intrigants corrompus, instruments ou complices des tyrans, doivent finir par l'emporter sur elle.

Ce beau jour de la liberté universelle luira pour nos descendants; mais, du moins, nous en aurons vu l'aurore, nous en aurons goûté l'espérance, et vous, Monsieur, vous en aurez accéléré l'instant par vos travaux, par l'exemple de vos vertus, par l'indignation qui, dans l'Europe entière, s'est élevée contre vos persécuteurs, par l'intérêt d'attendrissement et d'admiration qu'a excité ce malheur, qui n'a pu atteindre jusqu'à votre âme.

Je suis avec un inviolable et respectueux attachement, Monsieur et très-illustre confrère, votre, etc. CONDORCET,

Secrétaire de l'Académie des sciences.

53. CONDORCET A UN JEUNE FRANÇAIS QUI SE TROUVAIT A LONDRES.

(1792.)

J'apprends avec plaisir, Monsieur, que mes lettres ne vous ont point été inutiles. Si vous voyez mylord Stanhope, dites-lui, je vous prie, de ne regarder l'événement du 10 août ni comme la suite d'un complot, ni comme celle d'un simple mouvement populaire. Il y avait plusieurs mois que je ne voyais d'autre moyen de conserver la liberté, et avec elle l'ordre établi par la constitution, si l'Assemblée ne prenait pas une marche ferme, sage, active, qui réduisît la cour à l'impossibilité de tramer des complots contre la liberté, et d'exciter sans cesse les inquiétu

des du peuple par une conduite moitié audacieuse, moitié perfide et surtout inconséquente. Il fallait pour cela qu'il se formât dans l'Assemblée une majorité constante; et la cour, à force de libelles et de corruption, l'empêchait constamment de se former; elle n'était occupée que d'avilir l'Assemblée nationale et de répandre que les patriotes n'y étaient qu'une petite fraction. Qu'en est-il résulté? L'opinion géné– rale que l'Assemblée ne pouvait pas sauver la chose publique dans l'extrême danger, frappait tous les yeux, et le peuple a voulu se sauver lui-même. La modération du peuple dans la journée du 20 juin, et, ce qui est bien plus caractéristique encore, le ruban placé sur la terrasse des Tuileries pour séparer le terrain de l'Assemblée nationale de celui du roi, et que personne n'osait passer, tout annonçait que le mécontentement général prenait ce caractère calme et réfléchi qui le rend terrible pour les tyrans. En même temps, l'Assemblée ne portant que des coups timides, même à des ministres méprisés qui se succédaient de semaine en semaine, s'enveloppant dans les subtilités constitutionnelles, semblait dire au peuple: Je ne puis rien, venez à mon secours. Ainsi cette conduite, qui était l'ouvrage des partisans de la cour, aurait été une combinaison très-adroite pour amener les événements du ro août, si elle avait été inspirée par le parti contraire. Mais le parti de la liberté n'avait ni la volonté ni les moyens de suivre une telle politique : il agissait au jour le jour, suivant l'impulsion de ses lumières et de sa science, et attendait les événements, puisque la faiblesse du reste

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