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pleurs que j'ai vu répandre à des personnes qui savent lire, et qui savent se passionner sans chercher la passion, que si cette esquisse était avec le temps bien peinte et bien coloriée, elle pourrait produire à Paris un effet heureux. Je m'étais imaginé qu'il n'était pas absolument impossible d'adoucir la rage de certaines gens, et qu'enfin je pourrais venir vous embrasser et avoir la consolation de mourir entre vos bras. Je me suis malheureusement trompé (1).

Je conviens d'une grande partie des vérités que vous avez la bonté de me dire, et je m'en dis bien d'autres à moi-même. Je travaillais à faire un tableau de ce croquis, lorsque vos critiques, dictées par l'amitié et par la raison, sont venues augmenter mes doutes. On ne fait rien de bon dans les arts d'imagination et de goût, sans le secours d'un ami éclairé.

Je n'entrerai ici dans aucun détail, j'enverrai à M. d'Argental le résultat de vos réflexions et de mes efforts, si je suis réduit à me dire solve senescentem, je mourrai entre mes montagnes dans mon inutilité. Mais je mourrai avec un cœur aussi pénétré de votre bonté et de votre mérite, que mon esprit sera incapable de profiter de vos lumières.

Si vous voyez M. d'Argental, je vous supplie de lui dire qu'il ne montre le tableau à personne, et qu'il attende les derniers coups de pinceau du trop

taire à Voltaire lui-même. On voit du moins quel bon esprit accueillait ces franchises inspirées par une amitié sincère.

(1) Voltaire partit de Ferney le 5 février; il arriva le 10 à Paris, à trois heures du soir, et mourut le 30 mai.

vieux barbouilleur, qui vous est tendrement attaché, à vous et à vos amis.

86. A VOLTAIRE.

Ce 19 janvier 1778.

Mon cher et illustre maître, vous êtes trop bon d'attacher quelque prix à mes réflexions (1); c'est l'amitié qui me les a inspirées. M. Suard, qui a lu là pièce comme censeur des spectacles, M. Turgot, à qui on a cru pouvoir la laisser lire sans vous déplaire, pensent à peu près comme moi. Nous trouvons également que si vous daignez faire quelques corrections et vous rendre sévère à vous-même, il ne vous faudra qu'un peu de temps et de patience pour produire deux ouvrages (2) qui feront époque dans la littérature. Je ne suis point surpris de l'effet que la lecture des deux pièces a faite à Ferney; j'y ai trouvé de quoi justifier l'enthousiasme et les larmes. Mais songez que vous nous avez accoutumés à la perfection dans les convenances, dans les caractères, comme Racine nous avait accoutumés à la perfection dans le style; que vous seul avez réuni ces deux perfections, et que si on est sévère, c'est votre faute. M. d'Argental fera ce que vous souhaitez. J'ai reçu votre nouveau factum en faveur du genre humain (3). J'en avais déjà un exemplaire

(1) Sur la tragédie d'Irène.

(2) Irène et Agathocle.

(3) Le prix de la justice et de l'humanité, t. L des œuvres de Voltaire.

que M. Bitaubé m'a apporté. Vous pouvez l'envoyer par la posté à M. Turgot. C'est le plus beau sujet de prix qu'aucune académie ait proposé.

Les petits enfants de madame la duchesse d'Enville partiront vers la fin de février pour Genève; quoique très-fachés de quitter la maison paternelle, l'espérance de vous voir les a presque consolés. Je vous écrirai par eux sur quelques objets que je ne me soucie de communiquer ni à la canaille qui ouvre les lettres à la poste, ni à celle qui s'est opposée à l'abolissement de cette violation de toutes les lois de l'équité et de la décence. Si les méchants voulaient bien s'abstenir seulement des infamies qui ne leur sont bonnes à rien, le genre humain serait délivré de la moitié de ses maux. Adieu, mon cher et illustre maître, vous connaissez mon respect et ma tendre amitié.

ne

Je viens d'apprendre par M. d'Argental (1) que vous voulez que Nicéphore ne soit pas trop odieux; il me paraît que vous ne pouvez guère disculper Alexis qu'en faisant de Nicéphore un tyran, et un tyran qui a formé le projet de faire périr sa femme, projet dont l'arrivée d'Alexis puisse seule empêcher l'exécution. Le respect d'Irène pour son mari coupable en

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(1) Voltaire écrivait à d'Argental, le 14 janvier 1778:

« Vous sentez combien il est difficile de nuancer tellement les choses, qu'Alexis soit intéressant en étant pourtant un peu coupable, et que Nicéphore ne fût point odieux, afin qu'ils « servent l'un et l'autre à augmenter la pitié que l'on doit avoir « pour Irène. » C'est évidemment à ce passage que se rapporte celui de Condorcet.

serait plus intéressant, les espérances d'Alexis un peu mieux fondées, et le sacrifice d'Irène d'autant plus intéressant qu'il ne serait plus absolument indispensable. Il ne s'agit pas de frapper juste, mais de frapper fort. Vous souvenez-vous de ce mot, qui vaut mieux que toute la poétique d'Aristote?

ENTRE

TURGOT ET CONDORCET.

1. A TURGOT.

Dimanche de Pâques, avril 1770.

Monsieur, on dit le roi de Prusse malade, et son banquier, qui n'en a point de nouvelles, est fort inquiet. M. de Choiseul réforme dans nos troupes cinq hommes par compagnie. Il prétend qu'il n'y a point d'autres moyens de faire les retranchements ordonnés. Madame Louise (1) est partie de Versailles mercredi matin, pour se faire carmélite à Saint-Denis; il y a dix-huit ans qu'elle en a formé le projet, et n'a pu que cette année obtenir la permission du roi. On dit que M. d'Invaux ira en ambassade à Venise. Voici les vers que je vous ai proposés (2):

On distinguait dans la cohorte noire

Un homme au teint de couleur d'écritoire,

(1) Louise-Marie de Bourbon, quatrième fille de Louis XV. (2) Ces vers avaient été attribués jusqu'ici à Turgot. La Bio

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