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CORRESPONDANCE

ENTRE

VOLTAIRE ET CONDORCET.

1. A CONDORCET (1).

10 octobre 1770.

Le vieux malade de Ferney embrasse de ses deux maigres bras les deux voyageurs (2) philosophes qui ont adouci ses maux pendant quinze jours.

Un grand courtisan (3) m'a envoyé une singulière réfutation du Système de la nature, dans laquelle il dit que la nouvelle philosophie amènera une révolution horrible si on ne la prévient pas. Tous ces cris s'évanouiront, et la philosophie restera. Au bout du compte, elle est la consolatrice de la vie, et son

(1) Voltaire, t. LXVI, page 445.

(2) Condorcet et D'Alembert; voyez lettre 5956. B.

(3) Le marquis de Voyer-d'Argenson; voyez lettre 5970. B.

contraire en est le poison. Laissez faire, il est impossible d'empêcher de penser; et plus on pensera, moins les hommes seront malheureux. Vous verrez de beaux jours; vous les ferez : cette idée égaye la fin des miens.

Agréez, Messieurs, les regrets de l'oncle et de la nièce.

2. A CONDORCET (1).

5 décembre 1770.

Puisque M. le marquis de Condorcet tolère les vers, le roi de la Chine le prie de le tolérer (2). II avait envoyé un exemplaire pour vous, Monsieur, et votre compagnon de voyage (3). Je ne sais si on oublie Pékin quand on est à Paris. Cet exemplaire français n'est imprimé que dans une sorte de caractères. Vous savez qu'à la Chine on en a employé soixante-quatre pour rendre l'impression et la lecture plus faciles. C'est de la pâture pour messieurs des inscriptions et belles-lettres. Au reste, je ne doute pas que le roi de la Chine n'aime aussi les mathématiques. Pour moi, Monsieur, j'aime passionnément les deux mathématiciens qui ont autant de justesse que de grâce dans l'esprit.

(1) Voltaire, t. LXVI, page 506.

(2) Epitre au roi de la Chine, tome XIII des œuvres de Vol

taire.

(3) D'Alembert, qui avait accompagné Condorcet dans sa visite à Ferney.

Je suis très-malade, et tout de bon, quoique l'hiver soit doux. La faculté digérante me quitte, et par conséquent la faculté pensante. Il me reste l'aimante; j'en ferai usage pour vous tant que je serai dans l'état du président Hénault, dont j'approche fort (1); j'entends l'état où il était avant de finir: c'est peu de chose qu'un vieil académicien.

La faculté écrivante me quitte. Le vieil hermite vous assure de ses tendres respects.

3. A CONDORCET.

A Ferney, 6 janvier 1771.

J'ai été, Monsieur, bien malade et bien affligé. Ma pauvre colonie est aussi délabrée que moi; j'ai bien peur que les maisons que j'ai bâties ne deviennent inutiles, et que mon pauvre petit pays ne retombe dans le néant dont je l'avais tiré.

Les vers que vous m'avez cités de M. de la Harpe sont très-beaux. Il faut qu'il soit de l'Académie française, et que vous nous fassiez le même honneur. Nous avons besoin d'hommes qui pensent comme

vous.

Ma nièce et moi nous vous souhaitons la bonne année, et dans cette bonne année sont compris tous les plaisirs qu'un philosophe de votre âge peut goûter. Conservez un peu d'amitié au pauvre vieillard enterré dans les neiges.

(1) Le président venait de mourir, le 24 novembre 1770.

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Le vieux malade de Ferney a eu l'honneur, Monsieur, de vous envoyer les fadaises du questionneur (2) par la voie que vous lui avez indiquée. Je ne sais si vous aurez des moments pour lire des choses si inutiles. Un homme qui ne sort pas de son lit, et qui dicte au hasard ses rêveries, n'est guère fait pour amuser.

Il me paraît que tous les honnêtes gens ont été d'autant plus sensibles à la perte d'Helvétius, que les marauds d'ex-jésuites et les marauds d'ex-convulsionnaires ont toujours aboyé contre lui jusqu'au dernier moment. Je n'aimais point son livre, mais j'aimais sa personne.

Vous avez grande raison, Monsieur, de dire qu'on a souvent exagéré la méchanceté de la nature humaine; mais il est bon de faire des caricatures des méchantes gens, et de leur présenter des miroirs qui les enlaidissent. Quand cela ne servirait qu'à en corriger un ou deux sur vingt mille, ce serait toujours un bien.

Pour les autres Welches qui se passionnent pour ou contre les parlements, cela passera, comme le jansénisme et le molinisme; mais ce qui ne passera

(1) Voltaire, t. LXVII, page 350.

(2) Les Questions sur l'Encyclopédie. B.

qu'après ma mort, c'est mon tendre et sincère attachement pour vous, Monsieur, qui méritez autant d'amitié que d'estime.

5. A VOLTAIRE.

10 avril 1772.

Pourquoi, mon illustre maître, ne m'avez-vous pas envoyé le neuvième volume de l'Encyclopédie? Croyez-vous que personne prenne plus de part que moi au sort de Gargantua? Je n'ai jamais aimé les mangeurs d'hommes, et depuis que j'ai vu dans vos ouvrages qu'il avait mangé six pèlerins en salade, je l'ai pris en aversion, lui, son abbaye et tous ceux qui en vivent.

Les Druides (1), dont je vous ai parlé, ne sont pas imprimés. Il y a eu des retranchements à faire après la première représentation. M. Watelet, M. Thomas, les ont faits en présence de l'auteur, à qui le mauvais succès de sa première représentation avait ôté le courage. J'étais avec eux. M. Bergier (2) a eu la bonté d'écrire que nous étions des encyclopédistes qui avaient, en une après-dinée, fait trois ou quatre cents vers impies pour assurer le succès de la pièce. Ce Bergier l'avait approuvée l'année dernière; mais

(1) Tragédie de l'abbé Leblanc.

(2) L'abbé Bergier, natif de Darney, dans les Vosges, auteur de quelques ouvrages de théologie et de critique, aujourd'hui fort oubliés et dignes de l'être. Il mourut confesseur de Mesdames.

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