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men le plus superficiel suffit pour démontrer la fausseté de cette assertion, et, pour détruire cette hypothèse, on n'a qu'à jeter les yeux sur l'histoire. Parmi les plus connus, ne voyons-nous pas Agésilas, Tyrtée, Galba, Hipponax, le poète grec qui s'était rendu si redoutable par ses satires, et plus près de nous, Condé, le prince Eugène, lord Byron, le maréchal de Luxembourg, Scarron, Pope, etc. etc. Ces hommes qui ont brillé de l'éclat le plus vif et le plus mérité rentrent cependant dans la catégorie des hommes, dont mon père, le Dr Moreau de Tours, a fait une étude spéciale 2.

1. L'un des plus grands poète de l'Angleterre, Pope, était presque un nain et un rachitique. Il avait une colonne vertébrale incurvée d'une façon considérable, ainsi que l'atteste la fort désagréable réponse qu'il s'attira un jour d'un jeune homme qu'il avait injustement malmené.

Le grand poète devisait avec un de ses amis sur le sens à donner à des vers tirés d'un poème latin, et il ne parvenait pas à lever la difficulté: un étudiant qui se trouvait près de lui, s'approcha et lui fit très respectueusement observer que l'obstacle provenait d'un oubli dans l'impression du livre et qu'il suffirait, pour l'aplanir, de placer à la fin de la phrase un point d'interrogation. Pope, piqué de la leçon, demanda fort aigrement à celui qui osait ainsi l'interpeller, s'il savait ce qu'est un point d'interrogation.

La riposte ne se fit pas attendre. « C'est, lui dit l'étudiant du ton le plus ironiquement aimable, un petit atome crochu qui fait des questions »>!

2. J. Moreau (de Tours), Psychologie morbide.

Au point de vue intellectuel, les bouffons présentaient une sorte d'état mixte et pouvaient en quelque sorte constituer une classe intermédiaire qui ne saurait être confondue ni avec celle des hommes jouissant de toute leur raison, ni avec celle des aliénés proprement dits « L'intelligence de ces individus, dit Moreau de Tours, peut être considérée comme une sorte de mélange, un composé bizarre, mais réel, nullement fictif, de folie et de raison, de délire, de conceptions vraies, marquées même parfois de l'empreinte du génie.

Cet état intermédiaire a été méconnu jusqu'en ces dernières années où mon père, en 1849 et 1850, dans le journal l'Union médicale s'est efforcé d'attirer l'attention sur cet étrange sujet, dans un long article intitulé: Un chapitre oublié de la pathologie mentale.

Plus tard, en 1859, il eut l'occasion de reprendre et d'étudier plus à fond le même sujet dans son ouvrage sur la psychologie morbide ', ouvrage qui, à son apparition, rencontra tant de contradicteurs, souleva tant de tolle et dont cependant, comme tout ce qui est vrai, tout ce qui

1. J. Moreau de Tours. La psychologie morbide dans ses rapports avec la philosophie de l'histoire, ou de l'influence des névropathies sur le dynamisme intellectuel... V. Masson. Paris, 1859.

est juste, les idées sont aujourd'hui presque généralement adoptées et ont été reprises d'autre part à l'étranger par les auteurs les plus autori

sés.

Cet état, faut-il le dire, n'avait pas encore élé convenablement apprécié, parce qu'on avait jusqu'alors envisagé que les deux points extrêmes de raison absolue et de délire complet. L'état intermédiaire était méconnu parce qu'on le regardait comme une impossibilité, quia absurdum : et cependant il existe la nature en effet ne connaît pas ces distinctions, ici non plus qu'ailleurs, non facit saltus, et les nuances par lesquelles se traduit l'activité mentale vont d'une extrémité à l'autre.

Sous l'influence d'une foule de circonstances, de conditions physiques ou morales, de prédispositions héréditaires, la constitution intellectuelle peut être modifiée de telle manière qu'elle porte une empreinte également claire et profonde du délire et de la raison. Il n'est pas question ici d'un mélange sans fusion réelle, de pensées raisonnables et de pensées déraisonnables, mais d'une manière particulière de sentir, de pouvoir, imaginer, juger..., etc., qui, sans être positive. ment celle d'un aliéné, n'est pas à meilleur titre celle d'un individu sain d'esprit. Il s'agit donc bien d'une classe d'êtres à part, véritables métis,

qui tiennent également du fou et de l'homme raisonnable, ou bien de l'un et de l'autre à des signes divers.

Ces êtres bizarres, par leurs extrêmes inégalilés, la réunion des qualités et des défauts qui se contredisent le plus, la luxueuse richesse de certaines facultés jointe à l'intelligence et à l'infériorité de certaines autres, enfin par un incroyable alliage de bon et de mauvais, de vérités et d'erreurs, ont dans tous les temps excité un vif

étonnement.

On sait maintenant que ces phénomènes, si étranges qu'ils paraissent, ont leur source dans les lois mêmes de l'organisme; qu'ils découlent naturellement de conditions pathologiques qui sont communes à l'organe de la pensée et à tous les autres organes, conditions d'hérédité, condiditions d'unité d'action pour tous les modes de manifestion de la névrosité.

Avant de passer outre, disons bien ce qu'il faut entendre par hérédité.

La loi d'hérédité se montre d'une manière si éclatante dans l'organisme humain, qu'elle n'a jamais été contestée, au moins quant aux principes matériels de cet organisme.

Mais quelques auteurs ont nié que l'on puisse en faire l'application aux phénomènes intellectuels. Or, c'est à tort, et aujourd'hui l'expérience

la moins contestable prouve que ces phénomènes n'échappent pas à la loi commune de transmission héréditaire. D'ailleurs, pourquoi en serait-i] autrement? Les phénomènes intellectuels n'émanent-ils pas d'un système particulier d'organes indispensable à leur manifestion, immatérielle en quelque sorte, comme à l'accomplissement de simples fonctions organiques? Pourquoi alors soustraire ce système d'organes, et par conséquent les fonctions dont il est chargé, à la loi physiologique qui atteint tous les autres ?

On hérite de ses parents les goûts, les penchants, les passions d'une nature particulière. Partout la loi d'hérédité est présente dans le monde intellectuel. « Des limbes obscurs de l'idiotie, dit P. Lucas', l'hérédité remonte avec les facultés de degré en degré, jusqu'aux plus lumineuses régions de la pensée, et l'expérience l'y a reconnue tout d'abord. Combien ne voyonsnous pas de familles qui renferment, ou successivement ou simultanément, plusieurs hommes supérieurs dans la politique, dans la littérature dans les siences et les arts ?... L'hérédité de la forme la plus générale de l'intelligence s'étend à toutes les formes spéciales de facultés qui peu

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1. Prosper Lucas, Traité philosophique et physiologique de l'hérédité naturelle dans les états de santé et de maladie du système nerveux..... Paris J.-B. Baillière, 1847.

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