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le redit à luy, en présence de tout le monde à son disner, et à austres, luy reprochant ladicte affaire, et lui répétant souvent qu'il avait faict mourir son frère. Qui fust estonné ? Ce fust le roy. (Il ne faict pas bon de se fier à ces fols qui quelques fois faict distraits de sages et disent tout ce qu'ils sçavent, ou bien le devinent par quelque instinct divin.) Mais il ne le garda guères: car il passa le pas comme les autres, de peur qu'en reïtérant il feust scandalisé davantage.

« Il y a plus de cinquante ans que moy estant fort petit, m'en allant au collège à Paris, j'ouis faire ce conte à un vieux chanoine de là qui avoit près de quatre vingts ans; et depuis ce conte est allé de l'un à l'autre par succession de chanoine comme depuis me l'ont confirmé de cette mort. »>

Sous Charles VIII les fous sont peu connus: sa femme Anne de Bretagne, qui joignait les qualités de l'esprit à la beauté, avait introduit à la cour un ton fort sevère. Les bouffons ne pouvaient et ne devaient pas y jouer un grand rôle ; cependant il était d'étiquette qu'il y en eut au moins un, si l'on s'en rapporte au dire de Monteil, « le bon roi Charles VIII a bien traité ses fous et même ceux des autres 1. »

1. A. Monteil, Histoire des Français des divers états, t. III.

Renaissance

Le moyen âge se mourait: Le monde arrêté pendant deux siècles dans les bas fonds qu'il a trouvés au bout de sa route se remet en marche : Le réveil de la raison s'étend sur tout et sur tous: poëtes, artistes, philosophes, docteurs, reprennent le rang qu'ils avaient depuis longtemps perdu Les mœurs se policent, le goût devient plus sévère; les fêtes de la cour plus élégantes et tout brille d'un éclat inaccoutumé. A cette époque commence la série vraiment célèbre et populaire des bouffons de cour. Le premier que nous trouvons appartenait à Louis XII sous le nom de Caillette, ce fou est connu surtout par le récit d'une aventure où il joue un rôle bien en rapport avec sa position 1.

CAILLETTE

« Les pages avoient att a ché l'oreille à Caillette avec un clou contre un poteau, et le pauvre Caillette demeurait là, et ne disait mot: car il n'avait point d'autre appréhension, sinon qu'il pensait être consigné là pour toute sa vie. Il passe un des seigneurs de la cour, qui le void ainsi en conseil avec ce pillier, qui le fit incontinent dégager de

1. Bonaventure des Périers, Contes et nouvelles.

là, s'enquérant bien expressement qui avoit fait cela, et qui l'avoit mis là «< que voulez-vous ? disoit Caillette, un sot là mis là, là la mit un sot. » Quand on disoit « C'ont esté les pages ? » Caillette respondoit bien en son idiotisme : « oui, oui, ç'ont esté les pages. Scaurois-tu connoistre lequel ç'à esté? Oui, oui, disoit Caillette, je sais bien qui ç'a esté. » L'écuyer, par commandement du seigneur, fait venir tous ces gens de bien de pages en la présence de ce sage homme Caillette, leur demandant à tous l'un après l'autre : « Venez ça, a-ce esté vous? » Et mon page de le nier, hardi comme un Saint-Pierre : « Nenni, monsieur, ce n'a pas esté moi. Et vous? ni moi Et vous ? ni moi aussi. » Mais allez faire dire oui a un page quand il y va du fouet! Caillette estoit là devant qui disoit en son caillettois : « ce n'a pas esté moi aussi » Et voyant qu'ils disoient tous nenni, quand on lui demandoit: « A-ce point esté celui-ci ? Nenni, disoit Caillette. Et celui-ci ? Nenni. » Et à mesure que respondoient nenni, l'écuyer les faisoient passer à costé, tant qu'il n'en resta plus qu'un, lequel n'avoit garde de dire oui après tant d'honnestes jeunes gens qui avoient tous dit nenni; mais il dit comme les autres : <«< Nenni, monsieur, je n'y estois pas. >> Caillette estoit toujours là, pensant qu'on le deust interroger aussi si ç'avoit esté luy; car il ne lui sou

venoit plus qu'on parlast de son oreille. De sorte que quand il vit qu'il n'y avoit plus que lui, il va dire « Je n'y estois pas aussi. » Et s'en va remettre avec les pages pour se faire coudre l'autre oreille au premier pillier qui se trouveroit. » Un fait moins connu, c'est que Caillette aurait eu un fils qui lui succéda dans sa charge à la cour. Mais faut-il accepter sans réserve le récit du bibliophile Jacob, et ne faudrait-il pas plutôt y voir un personnage de roman? tout en penchant pour cette dernière opinion, car nous n'avons pas trouvé ailleurs d'indications précises à cet égard, nous reproduirons avec plaisir cette page qui nous montre le bouffon capable de jouer auprès de ses maîtres un rôle plus noble et plus relevé.

<«< C'était, dit le bibliophile Jacob 1, un grand et beau jeune homme âgé de vingt-quatre ans ; la perfection des formes du corps, la noblesse de son maintien, une physionomie spirituelle et touchante, l'élégance de son langage et la grâce de ses manières, tout s'accordait pour démentir son origine, et le fils d'un fou du roi avait en sa personne plus de qualités naturelles que le roi luimême. Le connétable de Bourbon l'avait bien jugé dès son enfance, et, pour éviter que de si louables dispositions de corps, de cœur et d'esprit se gâtassent en la société des pages, des singes et 1. Bibliophile Jacob, Ouvrage cité, p. 69.

des perroquets, il avait prié le comte de SaintVallier de faire élever ce jeune homme avec plus de soin que ne comportait sa naissance. Le jeune Caillette profita de ses leçons, qu'il partageait avec mademoiselle Diane de Poitiers, fille unique de son protecteur. Quand des intérêts de fortune eurent formé l'alliance de Diane avec M. de Bregé, grand sénéchal de Normandie, Caillette acquit un caractère sombre et mélancolique ; il continua de s'adonner à l'étude, comme pour y chercher un adoucissement aux souffrances de l'âme; mais il n'avait plus goût à l'existence; et la renommée de son père, premier fou du roi, était encore pour lui une autre source de chagrins. Le baptême du fils de connétable de qui François Ier fut le parrain, obligea Caillette d'accompagner à Moulins M. de Saint-Vallier. Madame Diane de Brezé qui, depuis son mariage, languissait en son château de Normandie, sous la tutelle sévère d'un mari jaloux, se rendît aussi à Moulins pour y joindre son père qu'elle n'avait pas vu depuis trois ans. C'est là que Caillette la retrouva, et un rayon de bonheur traversa comme un éclair sa noire mélancolie. Mais pendant les fêtes du baptême, le vieux Caillette, fou du roi, se pendit de désespoir d'avoir été vaincu en folie par son camarade Triboulet. François Ier fut plus sensible à cette perte qu'à celle d'un ministre, et, pour perpétuer le nom du bouffon qu'il

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