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COMÉDIE (1668).

PERSONNAGES.

MERCURE.

LA NUIT.

ACTEURS.

JUPITER, sous la forme d'Amphitryon.

MERCURE, sous la forme de Sosie.
AMPHITRYON, général des Thébains.
ALCMÈNE, femme d'Amphitryon.

CLEANTHIS, suivante d'Alcmène, et femme de

Sosie.

ARGATIPHONTIDAS,

NAUCRATÈS,

LA THORILLIÈRE.
DU CROISY.

LA GRANGE.

Mile MOLIÈRE.

Magd. BÉJART.
CHATEAUNEUF.

POLIDAS,

capitaines thébains.

PAUSICLÈS,

SOSIE, valet d'Amphitryon.

MOLIÈRE.

La scène est à Thèbes, devant la maison d'Amphitryon.

PROLOGUE.

MERCURE, sur un nuage; LA NUIT, dans un char traîné dans l'air par deux chevaux.

MERCURE.

Tout beau! charmante Nuit, daignez vous arrêter.
Il est certain secours que de vous on désire,

Et j'ai deux mots à vous dire

De la part de Jupiter.

LA NUIT.

Ah! ah! c'est vous, seigneur Mercure! Qui vous eût deviné, là, dans cette posture?

MERCURE.

Ma foi, me trouvant las, pour ne pouvoir fournir
Aux différents emplois où Jupiter m'engage,
Je me suis doucement assis sur ce nuage,

Pour vous attendre venir.

LA NUIT.

Vous vous moquez, Mercure, et vous n'y songez pas:
Sied-il bien à des dieux de dire qu'ils sont las?

MERCURE.

Les dieux sont-ils de fer?

LA NUIT.

Non; mais il faut sans cesse

Garder le decorum de la divinité.

Il est de certains mots dont l'usage rabaisse
Cette sublime qualité,

Et que, pour leur indignité,

Il est bon qu'aux hommes on laisse.

MERCURE.

A votre aise vous en parlez;

Et vous avez, la belle, une chaise roulante

Où, par deux bons chevaux, en dame nonchalante,
Vous vous faites traîner partout où vous voulez.
Mais de moi ce n'est pas de même :

Et je ne puis vouloir, dans mon destin fatal,
Aux poëtes assez de mal

De leur impertinence extrême,
D'avoir, par une injuste loi

Dont on veut maintenir l'usage,
A chaque dieu, dans son emploi,
Donné quelque allure en partage,
Et de me laisser à pied, moi,

Comme un messager de village;

Moi qui suis, comme on sait, en terre et dans les cieux, Le fameux messager du souverain des dieux;

Et qui, sans rien exagérer,

Par tous les emplois qu'il me donne,
Aurais besoin, plus que personne,
D'avoir de quoi me voiturer.

LA NUIT.

Que voulez-vous faire à cela?
Les poëtes font à leur guise.
Ce n'est pas la seule sottise

Qu'on voit faire à ces messieurs-là.

Mais contre eux toutefois votre âme à tort s'irrite,
Et vos ailes aux pieds sont un don de leurs soins.

MERCURE.

Oui; mais, pour aller plus vite,

Est-ce qu'on s'en lasse moins?

LA NUIT.

Laissons cela, seigneur Mercure,
Et sachons ce dont il s'agit.

MERCURE.

C'est Jupiter, comme je vous l'ai dit,

Qui de votre manteau veut la faveur obscure,

Pour certaine douce aventure

Qu'un nouvel amour lui fournit.

Ses pratiques, je crois, ne vous sont pas nouvelles :
Bien souvent pour la terre il néglige les cieux;
Et vous n'ignorez pas que ce maître des dieux
Aime à s'humaniser pour des beautés mortelles,

Et sait cent tours ingénieux

Pour mettre à bout les plus cruelles. Des yeux d'Alcmène il a senti les coups; Et tandis qu'au milieu des béotiques plaines Amphitryon, son époux,

Commande aux troupes thébaines,

Il en a pris la forme', et reçoit là-dessous
Un soulagement à ses peines,

Dans la possession des plaisirs les plus doux.
L'état des mariés à ses feux est propice :
L'hymen ne les a joints que depuis quelques jours;
Et la jeune chaleur de leurs tendres amours
A fait que Jupiter à ce bel artifice

S'est avisé d'avoir recours.

Son stratagème ici se trouve salutaire :
Mais, près de maint objet chéri,

Pareil déguisement serait pour ne rien faire;
Et ce n'est pas partout un bon moyen de plaire
Que la figure d'un mari.

LA NUIT.

J'admire Jupiter, et je ne comprends pas
Tous les déguisements qui lui viennent en tête.
MERCURE.

Il veut goûter par là toutes sortes d'états;
Et c'est agir en dieu qui n'est pas bėte.
Dans quelque rang qu'il soit des mortels regardé,
Je le tiendrais fort misérable

S'il ne quittait jamais sa mine redoutable,

Et qu'au faite des cieux il fut toujours guindé.
Il n'est point à mon gré de plus sotte méthode
Que d'être emprisonné toujours dans sa grandeur ;
Et surtout, aux transports de l'amoureuse ardeur,
La haute qualité devient fort incommode.
Jupiter, qui sans doute en plaisirs se connaît,
Sait descendre du haut de sa gloire suprême;
Et, pour entrer dans tout ce qu'il lui plaît
Il sort tout à fait de lui-même,
Et ce n'est plus alors Jupiter qui paraît.
LA NUIT.

Passe encor de le voir, de ce sublime étage,
Dans celui des hommes venir,

Prendre tous les transports que leur cœur peut fournir,
Et se faire à leur badinage,

Si, dans les changements où son humeur l'engage,
A la nature humaine il s'en voulait tenir.

Mais de voir Jupiter taureau,

Serpent, cygne, ou quelque autre chose,
Je ne trouve point cela beau,

Et ne m'étonne pas si parfois on en cause

MERCURE.

Laissons dire tous les censeurs :

Tels changements ont leurs douceurs
Qui passent leur intelligence.

Ce dieu sait ce qu'il fait aussi bien là qu'ailleurs ;
Et, dans les mouvements de leurs tendres ardeurs,
Les bétes ne sont pas si bêtes que l'on pense.

LA NUIT.

Revenons à l'objet dont il a les faveurs.

Si, par son stratagème, il voit sa flamme heureuse, Que peut-il souhaiter, et qu'est-ce que je puis?

MERCURE.

Que vos chevaux par vous au petit pas réduits Pour satisfaire aux vœux de son âme amoureuse, D'une nuit si délicieuse

Fassent la plus longue des nuits;

Qu'à ses transports vous donniez plus d'espace,
Et retardiez la naissance du jour

Qui doit avancer le retour
De celui dont il tient la place.
LA NUIT.

Voilà sans doute un bel emploi
Que le grand Jupiter m'apprête!
Et l'on donne un nom fort honnéte
Au service qu'il veut de moi!

MERCURE.

Pour une jeune déesse,

Vous êtes bien du bon temps!
Un tel emploi n'est bassesse

Que chez les petites gens.

Lorsque dans un haut rang on a l'heur de paraître
Tout ce qu'on fait est toujours bel et bon;
Et, suivant ce qu'on peut être,
Les choses changent de nom.

LA NUIT.

Sur de pareilles matières
Vous en savez plus que moi;
Et, pour accepter l'emploi,

J'en veux croire vos lumières.

MERCURE.

Hé! là, là, madame la Nuit,

Un peu doucement, je vous prie;

Vous avez dans le monde un bruit (1)

De n'être pas si renchérie.

On vous fait confidente, en cent climats divers,
De beaucoup de bonnes affaires;

Et je crois, à parler à sentiments ouverts,
Que nous ne nous en devons guères.

(1) Bruit pour réputation.

LA NUIT.

Laissons ces contrariétés,

Et demeurons ce que nous sommes.
N'apprêtons point à rire aux hommes
En nous disant nos vérités.

MERCURE.

Adieu. Je vais là-bas, dans ma commission,
Dépouiller promptement la forme de Mercure,
Pour y vêtir la figure

Du valet d'Amphitryon.

LA NUIT.

Moi, dans cet hémisphère, avec ma suite obscure,
Je vais faire une station.

Bonjour, la Nuit.

MERCURE.

LA NUIT.

Adieu, Mercure:

(Mercure descend de son nuage, et la Nuit traverse le théâtre.)

ACTE PREMIER.

SCÈNE PREMIÈRE.

SOSIE.

Qui va là? Heu ! ma peur à chaque pas s'accroît!
Messieurs, ami de tout le monde.

Ah! quelle audace sans seconde

De marcher à l'heure qu'il est!

Que, mon maître, couvert de gloire,

Me joue ici d'un vilain tour!

Quoi! si pour son prochain il avait quelque amour,
M'aurait-il fait partir par une nuit si noire?
Et, pour me renvoyer annoncer son retour
Et le détail de sa victoire,

Ne pouvait-il pas bien attendre qu'il fût jour?
Sosie, à quelle servitude

Tes jours sont-ils assujettis!

Notre sort est beaucoup plus rude

Chez les grands que chez les petits.

Ils veulent que pour eux tout soit, dans la nature,

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