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ébloüir par un air de capacité ou de hauteur qui vous met au dessus de tout ce qui se fait, de ce qui se dit et de ce qui s'écrit; qui vous rend sec sur les loûanges et empêche qu'on ne puisse arracher de vous la moindre approbation? je conclus de là plus naturellement que vous avez de la faveur, du credit et de grandes richesses: quel moyen de vous définir, Telephon? on n'approche de vous que comme du feu et dans une certaine distance, et il faudroit vous developper, vous manier, vous confronter avec vos pareils pour porter de vous un jugement sain et raisonnable : vôtre homme de confiance, qui est dans vôtre familiarité, dont vous prenez conseil, pour qui vous quittez Socrate et Aristide, avec qui vous riez, et qui rit plus haut que vous, Dave enfin, m'est tres-connu seroit-ce assez pour vous bien connoître?

Il y en a de tels que, s'ils pouvoient connoître leurs subalternes et se connoître eux-mêmes, ils auroient honte de primer.

S'il y a peu d'excellens orateurs, y a-t-il bien des gens qui puissent les entendre? S'il n'y a pas assez de bons ecrivains, où sont ceux qui sçavent lire? De même on s'est toûjours plaint du petit nombre de personnes capables de conseiller les rois et de les aider dans l'administration de leurs affaires; mais s'ils naissent enfin, ces hommes habiles et intelligens, s'ils agissent selon

leurs vûës et leurs lumieres, sont-ils aimez, sont-ils estimez autant qu'ils le méritent? sont-ils loüez de ce qu'ils pensent et de ce qu'ils font pour la patrie? Ils vivent, il suffit, on les censure s'ils échoüent, et on les envie s'ils réussissent. Blâmons le peuple où il seroit ridicule de vouloir l'excuser: son chagrin et sa jalousie, regardez des grands ou des puissans comme inévitables, les ont conduits insensiblement à le compter pour rien et à negliger ses suffrages dans toutes leurs entreprises, à s'en faire même une regle de politique.

Les petits se haïssent les uns les autres lorsqu'ils se nuisent reciproquement. Les grands sont odieux aux petits par le mal qu'ils leur font et par tout le bien qu'ils ne leur font pas : ils leur sont responsables de leur obscurité, de leur pauvreté et de leur infortune, ou du moins ils leur paroissent tels.

C'est déja trop d'avoir avec le peuple une même religion et un même dieu; quel moyen encore de s'appeller Pierre, Jean, Jacques, comme le marchand ou le laboureur? Évitons d'avoir rien de commun avec la multitude, affectons au contraire toutes les distinctions qui nous en separent; qu'elle s'approprie les douze apôtres, leurs disciples, les premiers martyrs (telles gens, tels patrons) Qu'elle voye avec plaisir revenir toutes les années ce jour particulier que chacun celebre comme sa fête. Pour nous autres grands, ayons recours

aux noms profanes, faisons-nous baptiser sous ceux d'Annibal, de Cesar et de Pompée, c'étoient de grands hommes; sous celuy de Lucrece, c'étoit une illustre Romaine; sous ceux de Renaud, de Roger, d'Olivier et de Tancrede, c'étoient des paladins, et le roman n'a point de heros plus merveilleux; sous ceux d'Hector, d'Achilles, d'Hercules, tous demy-dieux; sous ceux même de Phoebus et de Diane: et qui nous empêchera de nous faire nommer Jupiter ou Mercure, ou Venus, ou Adonis?

Pendant que les grands negligent de rien connoître, je ne dis pas seulement aux interêts des princes et aux affaires publiques, mais à leurs propres affaires, qu'ils ignorent l'œconomie et la science d'un pere de famille et qu'ils se loüent eux-mêmes de cette ignorance, qu'ils se laissent appauvrir et maîtriser par des intendans, qu'ils se contentent d'être gourmets ou coteaux, d'aller chez Thais ou chez Phryné, de parler de la meute et de la vieille meute, de dire combien il y a de postes de Paris à Besançon ou à Philisbourg, des citoyens s'instruisent du dedans et du dehors d'un royaume étudient le gouvernement, deviennent fins et politiques, sçavent le fort et le foible de tout un État, songent à se mieux placer, se placent, s'élevent, deviennent puissans, soulagent le prince d'une partie des soins publics; les grands qui les dédaignoient

les reverent, heureux s'ils deviennent leurs gendres. Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me paroît content du necessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne sçauroit faire aucun mal, un grand ne veut faire aucun bien et est capable de grands maux : l'un ne se forme et ne s'exerce que dans les choses qui sont utiles, l'autre y joint les pernicieuses; là se montrent ingenuëment la grossiereté et la franchise, icy se cache une seve maligne et corrompuë sous l'écorce de la politesse : le peuple n'a gueres d'esprit, et les grands n'ont point d'ame: celuy-là a un bon fond et n'a point de dehors; ceux-cy n'ont que des dehors et qu'une simple superficie. Faut-il opter, je ne balance pas, je veux être peuple.

Quelque profonds que soient les grands de la cour et quelque art qu'ils ayent pour paroître ce qu'ils ne sont pas, et pour ne point paroître ce qu'ils sont, ils ne peuvent cacher leur malignité, leur extrême pente à rire aux dépens d'autruy, et à jeter un ridicule souvent où il n'y en peut avoir. Ces beaux talens se découvrent en eux du premier coup d'œil, admirables sans doute pour envelopper une duppe et rendre sot celuy qui l'est déja, mais encore plus propres à leur ôter tout le plaisir qu'ils pourroient tirer d'un homme d'esprit, qui

sçauroit se tourner et se plier en mille manieres agreables et réjouissantes, si le dangereux caractere du courtisan ne l'engageoit pas à une fort grande retenuë: il luy propose un caractere serieux dans lequel il se retranche; et il fait si bien que les railleurs, avec des intentions si mauvaises, manquent d'occasions de se joüer de luy.

Les aises de la vie, l'abondance, le calme d'une grande prosperité font que les princes ont de la joye de reste pour rire d'un nain, d'un singe, d'un imbecile et d'un mauvais conte. Les gens moins heureux ne rient qu'à propos.

Un grand aime la Champagne, abhorre la Brie, il s'enyvre de meilleur vin que l'homme du peuple : seule difference que la crapule laisse entre les conditions les plus disproportionnées, entre le seigneur et l'estafier.

Il semble d'abord qu'il entre dans les plaisirs des princes un peu de celuy d'incommoder les autres; mais non, les princes ressemblent aux hommes, ils songent à eux-mêmes, suivent leur goût, leurs passions, leur commodité, cela est naturel.

Il semble que la premiere regle des compagnies, de gens en place ou des puissans, est de donner à ceux qui dépendent d'eux pour le besoin de leurs affaires toutes les traverses qu'ils en peuvent craindre.

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