Page images
PDF
EPUB

Si un grand a quelque degré de bonheur sur les autres hommes, je ne devine pas lequel, si ce n'est peut-être de se trouver souvent dans le pouvoir et dans l'occasion de faire plaisir; et si elle naît, cette conjoncture, il semble qu'il doive s'en servir: si c'est en faveur d'un homme de bien, il doit apprehender qu'elle ne luy échape; mais comme c'est une chose juste, il doit prévenir la sollicitation et n'être vû que pour être remercié; et si elle est facile, il ne doit pas même la luy faire valoir; s'il la luy refuse, je les plains tous deux.

Il y a des hommes nez inaccessibles, et ce sont précisément ceux de qui les autres ont besoin, de qui ils dépendent : ils ne sont jamais que sur un pied; mobiles comme le mercure, ils piroüettent, ils gesticulent, ils crient, ils s'agitent: semblables à ces figures de carton qui servent de montre à une feste publique, ils jettent feu et flamme, tonnent et foudroyent; on n'en approche pas, jusqu'à ce que, venant à s'éteindre, ils tombent, et par leur chûte deviennent traitables, mais inutiles.

Le suisse, le valet de chambre, l'homme de livrée, s'ils n'ont plus d'esprit que ne porte leur condition, ne jugent plus d'eux-mêmes par leur premiere bassesse, mais par l'élevation et la fortune des gens qu'ils servent, et mettent tous ceux qui entrent par leur porte et montent leur escalier indifferemment au dessous d'eux et de leurs maîtres : tant il est vray qu'on est des

tiné à souffrir des grands et de ce qui leur appartient.

Un homme en place doit aimer son prince, sa femme, ses enfans, et aprés eux les gens d'esprit ; il les doit adopter, il doit s'en fournir et n'en jamais manquer; il ne sçauroit payer, je ne dis pas de trop de pensions et de bienfaits, mais de trop de familiarité et de caresses, les secours et les services qu'il en tire, même sans le sçavoir quels petits bruits ne dissipent-ils pas? quelles histoires ne reduisent-ils pas à la fable et à la fiction? ne sçavent-ils pas justifier les mauvais succés par les bonnes intentions, prouver la bonté d'un dessein et la justesse des mesures par le bonheur des évenemens, s'elever contre la malignité et l'envie pour accorder à de bonnes entreprises de meilleurs motifs, donner des explications favorables à des apparences qui étoient mauvaises, détourner les petits défauts, ne montrer que les vertus et les mettre dans leur jour, semer en mille occasions des faits et des détails qui soient avantageux, et tourner le ris et la mocquerie contre ceux qui oseroient en douter ou avancer des faits contraires? Je sçay que les grands ont pour maxime de laisser parler et de continuer d'agir; mais je sçay aussi qu'il leur arrive en plusieurs rencontres que laisser dire les empêche de faire.

Sentir le mérite et, quand il est une fois connu, le bien traiter, deux grandes démarches à faire tout de

suite, et dont la plupart des grands sont fort incapables.

Tu es grand, tu es puissant; ce n'est pas assez: fais que je t'estime, afin que je sois triste d'être déchû de tes bonnes graces ou de n'avoir pu les acquerir.

Vous dites d'un grand ou d'un homme en place qu'il est prévenant, officieux, qu'il aime à faire plaisir, et vous le confirmez par un long détail de ce qu'il a fait en une affaire où il a sçû que vous preniez interêt; je vous entends: on va pour vous au devant de la sollicitation, vous avez du credit, vous étes connu du ministre, vous étes bien avec les puissances, désiriez-vous que je sçûsse autre chose?

Quelqu'un vous dit : je me plains d'un tel, il est fier depuis son élevation, il me dédaigne, il ne me connoît plus. Je n'ay pas pour moy, lui répondez-vous, sujet de m'en plaindre, au contraire, je m'en loüe fort, et il me semble même qu'il est assez civil. Je crois encore vous entendre: vous voulez qu'on sçache qu'un homme en place a de l'attention pour vous, et qu'il vous démêle dans l'antichambre entre mille honnêtes gens de qui il détourne ses yeux, de peur de tomber dans l'inconvenient de leur rendre le salut ou de leur sourire.

Se loüer de quelqu'un, se loüer d'un grand, phrase délicate dans son origine, et qui signifie sans doute se

loüer soy-même, en disant d'un grand tout le bien. qu'il nous a fait ou qu'il n'a pas songé à nous faire.

On loue les grands pour marquer qu'on les voit de prés, rarement par estime ou par gratitude; on ne connoît pas souvent ceux que l'on louë; la vanité ou la legereté l'emportent quelquefois sur le ressentiment: on est mal content d'eux et on les louë.

¶ S'il est perilleux de tremper dans une affaire suspecte, il l'est encore davantage de s'y trouver complice d'un grand il s'en tire et vous laisse payer doublement, pour luy et pour vous.

Le prince n'a point assez de toute sa fortune pour payer une basse complaisance, si l'on en juge par tout ce que celuy qu'il veut recompenser y a mis du sien; et il n'a pas trop de toute sa puissance pour le punir s'il mesure sa vengeance au tort qu'il en a reçu.

La noblesse expose sa vie pour le salut de l'État et pour la gloire du souverain, le magistrat décharge le prince d'une partie du soin de juger les peuples: voilà de part et d'autre des fonctions bien sublimes et d'une merveilleuse utilité; les hommes ne sont gueres capa bles de plus grandes choses, et je ne sçay d'où la robe et l'epée ont puisé de quoy se mépriser reciproque

ment.

S'il est vray qu'un grand donne plus à la fortune lorsqu'il hazarde une vie destinée à couler dans les ris,

le plaisir et l'abondance, qu'un particulier qui ne risque que des jours qui sont miserables; il faut avoüer aussi qu'il a un tout autre dédommagement, qui est la gloire et la haute reputation. Le soldat ne sent pas qu'il soit connu, il meurt obscur et dans la foule; il vivoit de même à la verité, mais il vivoit, et c'est l'une des sources du défaut de courage dans les conditions basses et serviles. Ceux au contraire que la naissance démêle d'avec le peuple, et expose aux yeux des hommes, à leur censure et à leurs éloges, sont même capables de sortir par effort de leur temperament s'il ne les portoit pas à la vertu ; et cette disposition de cœur et d'esprit, qui passe des ayeuls par les peres dans leurs descendans, est cette bravoure si familiere aux personnes nobles, et peut-être la noblesse même.

Jettez-moy dans les troupes comme un simple soldat, je suis Thersite: mettez-moy à la tête d'une armée dont j'aye à répondre à toute l'Europe, je suis ACHILLES.

Les princes sans autre science ny autre regle ont un goût de comparaison; ils sont nez et élevez au milieu et comme dans le centre des meilleures choses, à quoy ils rapportent ce qu'ils lisent, ce qu'ils voyent et ce qu'ils entendent. Tout ce qui s'éloigne trop de LULLY, de RACINE et de LE BRUN est condamné.

Ne parler aux jeunes princes que du soin de leur

« PreviousContinue »