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En est-il ainsi de Pascal? son dédain des sciences humaines n'est pas autre chose que la réserve rigide d'une âme qui veut placer ses espérances, ses efforts et ses admirations en dehors du monde : c'est l'exagération passionnée de ce mot de Bossuet: « Je ne suis pas de ceux qui font état des connaissances humaines '». Pascal a-t-il emprunté des idées à Méré? C'est possible; mais dans ce cas il s'en est servi comme il s'est servi de celles de Montaigne: pour un but tout autre.

Il est un genre d'influence indirecte que M. Nourrisson indique et développe avec justesse.

<< Pascal avait entrepris d'arrêter les progrès de l'athéisme. Peut-être fut-ce surtout Méré qui le mit à même de pénétrer le fond incrédule et libertin de son temps... S'il n'avait point de salon à lui, il s'était du moins formé un cercle intime où il vivait et où il ne put manquer d'introduire Pascal, une fois que le duc de Roannez le lui eut présenté. — En admettant Pascal dans sa familiarité, il a donc aussi, jusqu'à un certain point, préparé, sans le savoir, l'ouvrage immortel des Pensées 2. »

Ainsi formulée, l'idée est acceptable; néanmoins, il faut laisser au vaniteux personnage qui se vantait d'avoir formé Mme de Maintenon cette expression cavalière : « en admettant Pascal dans sa familiarité ». Méré, tout gentilhomme et tout homme à la mode qu'il était, n'a jamais pu paraître, même aux yeux de ses contemporains, honorer le grand géomètre, le rival de Descartes et de Fermat, en vivant habituellement avec lui.

Ce qu'on ne saurait nier, c'est que ses entretiens et ceux de ses amis excitèrent l'esprit de Blaise, provoquèrent ses réflexions et l'inquiétèrent souvent. La trace de cette préoccupation est visible dans les Pensées: plus d'un fragment nous montre Pascal poursuivant, après que le chevalier ou Mitton l'ont quitté, la discussion avec eux et lançant sur le papier un dernier argument contre des adversaires dont il ne s'était pas cru complètement victorieux3. Serait-il même téméraire de penser que, dans la quatrième

1 Disc. sur la Mort, second point. Sermons choisis, éd. Gazier, 1882, pag. 271.

2 M. Nourrisson; Pascal et le chevalier de Méré.

3 Citons en particulier ces passages : Les fins qui ne sont que fins..., art. VII, 2, pag. 103.

Le moi est haïssable, vous Mitton le couvrez..., art. VI, 20, pag. 73. Reprocher à Mitton de ne pas se remuer. Add. et corrections, pag. 534.

VIII.

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Provinciale, il avait surtout en vue Méré, Mitton et leurs amis, quand il disait ironiquement au Père jésuite: « O mon père, le grand bien que voici pour des gens de ma connaissance, il faut que je vous les amène ! Peutêtre n'en avez-vous guère vu qui aient moins de péchés, car ils ne pensent jamais à Dieu, les vices ont prévenu leur raison: ils n'ont jamais connu ni leur infirmité ni le médecin qui la peut guérir. Ils n'ont jamais pensé à désirer la santé de leur áme, et encore moins à prier Dieu de la leur donner; de sorte qu'ils sont encore dans l'innocence du baptême, selon M. le Moine. Ils n'ont jamais eu de pensée d'aimer Dieu ni d'être contrits de leurs péchés, de sorte que, selon le P. Annat, ils n'ont commis aucun péché par le défaut de charité et de pénitence; leur vice est dans une recherche continuelle de toutes sortes de plaisirs, dont jamais le moindre remords n'a interrompu le cours. Tous ces excès me faisaient croire leur perte assurée. Mais, mon père, vous m'apprenez que ces mêmes excès rendent leur salut assuré. Béni soyez-vous, mon père, qui justifiez ainsi les gens. >>

Si ce passage célèbre ne regarde pas Méré, il est certain du moins que Pascal, après sa conversion définitive, n'avait pas rompu avec lui ni avec ses amis mondains: il continuait encore à les voir, à discuter avec eux et subissait encore plus ou moins directement leur influence. Si l'on devait ajouter foi à certaines assertions des Jésuites, le chevalier de Méré aurait même causé, par un conseil ingénieux, la vogue étonnante des Provinciales. Voici du moins ce que l'on trouve dans un ouvrage du P. Daniel, les Entretiens de Cléandre et d'Eudoxe : « On prétend que, quelque grand qu'eût été le succès de la quatrième lettre, le chevalier de Méré conseilla à Pascal de laisser absolument la matière de la grâce dont elle traitait encore, quoique par rapport à la morale, et de s'ouvrir une plus grande carrière conseil qu'il ne manqua pas de suivre aux dépens des Jésuites». Le P. Rapin dit la même chose dans ses Mémoires, et c'est probablement de lui que la tenait le P. Daniel; mais lui, de qui la tenait-il? Il ne prend pas la peine de le dire. Peut-être Méré, qui se vantait d'avoir fait revenir Pascal des mathématiques, avait-il laissé entendre à son bon ami Bouhours

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qu'il avait aussi sa part dans les Provinciales. Il est au moins singulier, s'il l'a dit à quelque Père de la Compagnie, qu'il n'ait laissé d'un fait si glorieux pour lui aucune trace dans ses écrits. Au reste, s'il a réellement donné ce conseil, il a fait entrer Pascal par une porte et dans une voie que Pascal avait ouvertes lui-même. La quatrième Provinciale, en effet, traite encore de la grâce; mais déjà le redoutable pamphlétaire a tourné ses coups contre les docteurs de la Société de Jésus. La lettre commence par ces mots. « Il n'est rien tel que les Jésuites », et elle se termine par ceuxci: « Quand je fus seul avec mon ami, je lui témoignai d'être étonné du renversement que cette doctrine apportoit dans la morale. A quoi il me répondit: qu'il étoit bien étonné de mon étonnement. Ne savez-vous donc pas encore que leurs excès sont beaucoup plus grands dans la morale que dans d'autres matières; il m'en donna d'étranges exemples, et remit le reste à une autre fois. J'espère que ce que j'en apprendrai fera le sujet de notre premier entretien. »>

Il semble que Pascal n'avait guère besoin qu'on lui montrât ses ennemis, et le chevalier de Méré n'avait vraiment pas grand'chose à dire pour le déterminer à un changement de front déjà fait, et qui, de plus, est déjà annoncé aux lecteurs des Provinciales.

Nous n'en avons pas fini, du reste, avec les prétentions ou les bonnes fortunes d'Antoine Gombaud. Il a eu son franc parler avec Balzac; il a dédaigné ou rebuté Voiture; il a régenté Pascal et se targue d'avoir fait à la fois son éducation mondaine et celle de son esprit. Si sa vie se fût prolongée jusqu'au mariage secret de Louis XIV avec Mme de Maintenon, il eût volontiers proclamé que la veuve de Scarron lui devait sa prodigieuse élévation.

25. RELATIONS MONDAINES: LA DUCHESSE DE LESDIGUIÈRES
ET Mme SCARRON.

Le fait est que le commerce avec les géomètres et les savants n'occupait qu'une bien faible part de son existence; la principale appartenait au monde et à la galanterie. L'époque de ses rapports avec Pascal est aussi celle de sa liaison avec la duchesse de Lesdiguières. Anne de la Magde

leine, marquise de Ragny, avait en 1632 épousé François de Bonne de Créqui, troisième duc de Lesdiguières. Belle et spirituelle, portant partout, dit Méré', un air fin et brillant qui plaisait toujours, et en même temps. fière et hautaine, elle avait de bonne heure fait parler le monde. C'est elle qui, n'étant encore que comtesse de Sault, fit bâtonner Boissat, l'académicien. Plus tard, des amants indiscrets et fanfarons, comme le duc de Roquelaure, la compromirent et l'affichèrent. Méré ne paraît pas avoir été de ce nombre2. Son rôle était plus modeste, il semble n'avoir été attaché à l'altière duchesse qu'en qualité d'adorateur complaisant et discret qui l'amusait par ses compliments délicats, sa conversation enjouée, et des lettres plus ingénieuses et finement pensées, que tendres et vraiment senties.

C'est du moins l'idée que nous donne de leurs relations le passage suivant du Menagiana: « Ce fut moi qui introduisis le chevalier de Méré chez feue Me de Lesdiguières. Pour y parvenir, je dis à Mme de Lesdiguières que j'avois bien lu des Panégyriques, des Oraisons funèbres et autres. pièces de louange, mais que je n'avois encore rien vu qui valût toutes les louanges dont M. le chevalier de Méré m'avoit entretenu en parlant de sa personne. Elle voulut bien souffrir qu'il l'allât voir. Il la vit jusqu'à sa mort, et, après elle, il passa à Mme la maréchale de Clérambaut. » Il est vrai que Ménage dans la Préface des Observations sur la langue françoise, en s'adressant à Méré lui-même, parle des relations du Chevalier avec la duchesse en termes plus relevés : « Je vous prie de vous souvenir que nous fesions nostre cour ensemble à une Dame de grande qualité et de grand mérite; quelque passion que j'eusse pour cette illustre personne, je souffrais volontiers qu'elle vous aimast plus que moi, parce que je vous aimois aussi plus que moi-même. » Mme de Lesdiguières aimait Méré plus que Ménage, c'est bien clair; mais cela ne veut pas dire grand'chose.

1 Cf. lettre CCVIII, pag. 718.

? Tallemant, qui met au compte de Mme de Lesdiguières tant d'anecdotes compromettantes, ne le nomme même pas.

3 Menagiana, tom. II, pag. 363.

Montmerqué et bien d'autres ont cru reconnaitre Mme de Sévigné dans cette dame. SainteBeuve, avec raison, y voit la duchesse de Lesdiguières, pag. 122.

Quant à la correspondance échangée entre la duchesse et le Chevalier, elle se tient toujours dans des compliments et des généralités vagues, et l'on ne saurait presque y rien voir; ou, pour mieux dire, on y voit que Méré ne parle jamais de son amour comme d'un amour heureux et que Mme de Lesdiguières ne prend pas au sérieux ses galanteries, si bien

tournées.

<< Croyez, lui répond-elle un jour du Dauphiné, que tout ce que vous m'écrivez est bien reçu, quoiqu'à dire le vrai vous ne me faites valoir que du côté de l'agrément, parce qu'on ne sait pas bien ce que c'est et que je ne saurois vous convaincre de flatterie ; si la franchise vous manque, au moins vous avez bien de l'esprit '. » La belle duchesse, qui mettait toujours un honnête homme, c'est-à-dire un homme du monde, un homme parfaitement élevé, « au-dessus d'un grand homme3», voyait avant tout dans Méré un professeur de belles manières et de beau langage, un maître de délicatesse et de bon goût. C'est justement ce que lui dit Méré lui-même dans la lettre où il traduit et arrange pour elle l'histoire de la matrone d'Éphèse :

« C'est un bruit commun, Madame, que vous êtes la personne de toute la Cour qui vous expliquez le plus agréablement, et vous m'assurez que si vous avez quelque grâce à parler, vous m'en avez l'obligation. Je sçay ce que j'en dois croire; mais je me tiens toujours bien glorieux d'avoir une si savante et si charmante élève... Quand je lis les plus excellens auteurs, et que j'en rencontre quelque endroit qui me touche sensiblement, je ne me réjouis pas tant de l'avoir trouvé pour le plaisir qui m'en revient que pour vous en faire part en le mettant dans notre langue 3. >>

Entre l'aimable maître et la grande dame qui profitait si bien de ses leçons régnait d'ailleurs une sorte d'intimité, fort compatible alors avec les mœurs et les bienséances du siècle. La duchesse admettait sans gêne son soupirant suranné à son petit lever, le prenait pour confident de ce qui lui arrivait à la Cour et lui laissait les privilèges et les libertés

1 Lettre XVI, pag. 102, 103.

2 Lettre CCVI, pag. 705.

3 Lettre XXXIV, pag. 178, 179.

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