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Mais, Duprat, dominé par son idée fixe, était incapable de réfléchir sur la cause de cette effrayante vélocité. Il ne voyait qu'un Arabe en burnous blanc qui nécessairement devait être Abd-el-Kader. Cet Arabe, qui combattait à la manière des Parthes, lui fit faire une lieue tout d'une traite; puis, tournant bride tout à coup, il tomba inopinément sur lui au grandissime galop. En moins de rien, le brigadier se sentit envahi, paralysé, par une espèce de lasso et tomba par terre presque étouffé. Quand il reprit connaissance, il avait les mains liées derrière le dos au moyen d'une corde d'une grosseur fort loyale dont l'autre bout était fixé solidement à l'arçon de la selle de son vainqueur. L'Arabe, complètement étranger au vocabulaire de l'Académie, lui montra son yatagan d'un geste significatif qui signifiait ou peu s'en faut-Chien de chrétien, fais un seul geste de résistance, et ton cou fera connaissance avec ma lame de Tafilet!

Il fallut suivre le vainqueur pendant tout le reste de la journée. Chemin faisant, Sidoine, revenu de ses illusions, roulait dans son cœur de tristes pensées. Ce fut alors qu'il commença à soupçonner la vérité, et réfléchit dans l'amertume de son âme sur les conseils perfides de Saberlou. L'entraînement fougueux de sa course ne pouvait s'expliquer aux yeux des gens les plus sensés que par l'intention de passer à l'ennemi. Il se rappela vaguement avoir entendu crier au déserteur! derrière lui: - Prisonnier ou déserteur, voilà mon alternative. Si les Français me rattrappent, mon affaire est claire... pris et fusillé. Infâme alsacien de Saberlou ! Ah! capitaine Guignard, si vous pouviez lire dans mon cœur. Que va faire de moi ce grand escogriffe d'Arabe qui, décidément, n'a pas la tournure d'un émir? Va-t-il me traîner jusqu'au fond du Sahara et me condamner à moudre son café et garder ses chameaux à

perpétuité? Peut-être a-t-il le projet de me vendre à Abd-elKader, mon ennemi personnel, qui me fera couper familiè rement la tête par son chaous. Ah! que je donnerais donc six francs pour être dans Alger à prendre tranquillement mon absinthe suisse chez mademoiselle Octavie, à la buvette du Vieux lancier Polonais.

Ce monologue l'avait conduit au coucher du soleil sur les bords d'un petit ruisseau où l'émir avait sa smala. L'Arabe, après l'avoir mis nu comme un ver et cherché vainement de l'or par l'inquisition la plus audacieuse et la moins avouable sur le corps de son prisonnier, lui jeta sur les épaules une mauvaise souquenille de toile bleue et lui montra, du bout de ce même matraque dont il lui caressait les épaules, une tente vaste et richement décorée. Devant la porte, une sentinelle barra le passage pendant qu'un nègre gigantesque allait prendre à l'intérieur les ordres du maître. Après une attente de vingt minutes, Sidoine et son conducteur furent introduits dans une pièce éclairée par quatre lampes où un homme, jeune encore, assis à la manière des Turcs et des tailleurs, se reposait sur une natte en tenant ses pieds dans ses mains.

Roumi, dit en français le seigneur du logis, tu as le courage du lion, mais tu n'as pas comme M. Jourdain la prudence du serpent. Pourquoi as-tu quitté si jeune les tentes de ta tribu ?

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Il n'y a pas de tribus dans le département du Gers, reprit le brigadier avec une noble assurance, et quand on va sous la tente; c'est pour boire de la bière en été devant la porte des cafés. Je voulais te faire prisonnier, et c'est moi qui suis le tien. Voilà tout.

Le prophète a dit : Les destinées sont dans les mains d'Allah! Que sais-tu faire ?

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-Je sais faire du gymnase.

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Qu'est-ce que le gymnase, ô Roumi?

Tu le sauras demain, demain matin, lumière des croyants, et tu m'en diras des nouvelles.

Le lendemain tout était prêt, et Duprat, s'élançant sur un trapèze improvisé, pirouettait et cabriolait à des hauteurs vertigineuses devant les habitants du désert. Les Arabes stupéfaits ouvraient des bouches grandes comme des fours. Abd-el-Kader était pétrifié d'admiration.

Sidi-Duprat, lui dit-il après le dernier saut périlleux, les magots du Bel-el-Djérih sont des podagres auprès de toi. Je te nomme maître de gymnase de tout le Sahara avec trois mille livres de dattes d'appointements fixes.

Il fallut plier sous la nécessité et révéler aux fils du prophète les arcanes du colonel Amoros et du grand Triat de Nîmes. A chaque petit succès contre nos troupes, le patriotisme du professeur avait à subir de rudes épreuves ; à peine de cent coups de bâtons sur la plante des pieds, il était condamné à faire la grande voltige pour célébrer la défaite de ses frères d'armes. Abd-el-Kader réclama des leçons particulières et fit bientôt de si remarquables progrès qu'il doubla le traitement de son maître et songea un instant à le marier à une bédouine de la haute société.

Le bruit de cette aventure fut porté jusque dans Alger par un régulier de l'émir qui avait été capturé, et le capitaine Guignard souleva le ciel et la terre pour faire comprendre son brigadier dans un échange de prisonniers. Mais Abd-el-Kader avait juré par sa barbe et par celle de Mahomet que pour or ni pour argent il ne se séparerait de son ami. Sans la prise d'Abd-el-Kader par le général Lamoricière, Duprat exercerait encore, sans doute, son professorat forcé, et, revenu de ses illusions de jeunesse, il n'eût jamais épanoui sa maturité dans le greffe de la justice de paix de son village. L. B.

M. le Comte F. de Lagrange.

M. le comte Frédéric de Lagrange est un de nos hommes de grande existence qui ont le plus intelligemment compris que le turf était pour eux un champ où ils pouvaient utilement et noblement occuper leurs loisirs opulents, tout en servant efficacement les intérêts de leur pays.

Il est fils du général comte Joseph de Lagrange, ancien pair de France, ancien ministre de la guerre du roi de Westphalie, ancien gouverneur de Hesse.

Il est le seul héritier mâle de ce nom illustré dans les armes et la politique; il a pour sœurs Mmes la duchesse de Cadore, la duchesse d'Istrie et la comtesse de La Ferronaye. M. le comte de Lagrange appartient à une génération d'hommes qui datent des premiers temps de la restauration, et dont nous avons eu souvent à signaler les qualités distinctives. Elle est forte, énergique, active, éminemment intelligente et loyale. Plusieurs de ces hommes se sont retrouvés dans l'organisation du Jockey-Club, et ont prêté leur concours au développement et au progrès de notre race chevaline.

L'administration d'une grande fortune patrimoniale, les obligations que lui imposait sa position dans le monde, ont rempli, pendant une assez longue période de temps, l'existence de M. le comte de Lagrange; mais ce temps ne s'écoulait pas stérile pour lui au point de vue du turf; il étudiait, il cherchait à se rendre compte de la vraie place qu'il pouvait s'y donner, tellement que tout à coup le monde spécial du turf apprit que le comte de Lagrange devenait l'acquéreur du stud de M. Aumont; il l'achetait en grand seigneur et le payait une somme dont l'importance

fit croire à quelques-uns qu'il concluait une affaire hasardée; mais ceux qui le connaissaient bien pensaient au contraire qu'il faisait un coup de maître, et que nécessairement, avant d'avoir pris une pareille résolution, il avait dû se faire une expérience du turf, qui le mettait à l'abri de tous les dangers d'un début. Le comte de Lagrange n'en était pas, en effet, à son apprentissage. Homme du monde, dans toute l'acception du mot, il ne possède pas moins l'esprit et le goût des choses sérieuses. Il n'est pas du nombre des hommes qui se distinguent par certains côtés, tandis qu'ils sont incomplets ou insuffisants par d'autres. La rectitude des idées, chez lui, s'allie avec l'élégance des formes et la finesse de la pensée. M. de Lagrange a prouvé notamment dans l'exploitation de ses forêts du Midi combien il était homme pratique. En 1856, la commission impériale, prenant en considération les services qu'il avait rendus à l'agriculture, lui a décerné une médaille. Il avait aussi eu l'honneur d'être délégué, par le département de l'Eure, comme membre de la commission.

Le parti remarquable qu'il a su tirer des écuries de M. Aumont, dès la première année qu'il en est devenu possesseur, ses immenses succès en France, ses victoires en Angleterre, lui ont donné, à juste titre, une réputation d'habileté tout à fait exceptionnelle. C'est qu'il a véritablement porté dans la gestion de ses intérêts sur le turf quelques-unes des rares qualités qui le distinguent. Il ne néglige aucun détail, il surveille par lui-même, déploie une activité incomparable, récompense largement le zèle de ses gens et les services rendus, il relève les fautes avec un discernement impassionné contre lequel nul ne peut protester. Il est d'une circonspection parfaite, même un peu mystérieuse en tout ce qui touche à ses écuries, et c'est là, disons-le en passant, une des qualités les plus précieuses,

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