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léger effort pour porter mes regards d'aucun côté, les objets rapprochés, baignés d'une pénombre grisâtre, se réfléchissaient en moi-même avec une netteté absolue, pendant que la nuit tapissait encore les plafonds et les angles de la salle. Un homme de haute taille se promenait lentement sans faire le moindre bruit. Je le voyais traversant la lumière, s'enfoncer dans l'ombre lointaine pour reparaître ensuite et se perdre de nouveau. Parfois il s'approchait silencieusement de mon lit et me regardait avec une tendresse infinie. C'était un grand personnage d'une cinquan taine d'années, cheveux et moustaches gris, vêtu d'une grande dalmatique rouge avec une croix blanche sur la poitrine, et une longue et large épée qui pendait le long de sa cuisse. Comment et à quel moment précis il était entré, c'est ce que je ne saurais dire. Ce que je puis affirmer, c'est que son visage ne m'était point inconnu, et que je l'avais certainement rencontré déjà dans ces régions indécises où s'agitaient pour moi les fantômes de l'avenir. Après une légère pause, il reprenait sa promenade muette avec des gestes d'impatience comme quelqu'un qui attend. Elle me semblait durer depuis bien longtemps, quand je l'aperçus devant une grande cheminée entouré d'un groupc nombreux d'autres personnages sortis de je ne sais où; ces nouveaux venus étaient vêtus d'armes et d'habits anciens de différentes époques, et me rappellaient les visages que j'avais vus la veille sur les tapisseries et les tableaux. Ils discutaient gravement entr'eux; je distinguais le mouvement de leurs lèvres, mais sans entendre le moindre son. A leurs gestes, à leurs regards tournés vers mon lit, je comprenais qu'ils parlaient de moi et qu'ils n'étaient pas d'accord. L'homme à la dalmatique rouge, qui ne pouvait être que le commandeur Bertrand, s'agitait avec une animation extraordinaire et montrait de temps en temps le jour

qui arrivait par degrés. Enfin les silencieux visiteurs inclínèrent la tête, en signe d'assentiment, et s'en retournèrent comme ils étaient venus. Une grande joie se peignit alors sur le visage de celui qui était demeuré seul. Il vint tout droit à mon lit et me montra du doigt la cheminée contre laquelle il était appuyé pendant son colloque mystérieux. C'était une haute voûte de pierre timbrée aux armes des Mariels, toute fleurie de végétations singulières et capricieuses, et dont un chambranle portait l'effigie d'Henri IV et l'autre celle de Louis XIII. Sur un regard impératif je sautai réellement à bas de mon lit. Le chevalier de Malte me prit par la main et me conduisit à la cheminée, en face du médaillon du roi Louis XIII sur lequel il me fit signe de presser avec énergie. La secousse que je ressentis quand il céda sous ma main me réveilla. Je ne vis plus le promeneur nocturne, mais j'étais véritablement debout, le bras dans une cachette effondrée d'où s'échappait une cascade de vieilles monnaies d'or de Portugal et d'Espagne, quadruples, uncias, cruzades, ducats, aux effigies lisses et douteuses, aux exergues presqu'effacés. Le ruisseau jaune et sonore tombait toujours et couvrait les dalles; je croyais que cela ne finirait jamais. Et quand la source eut tari, je ramassai tout ce métal et le remis en son lieu, avec l'intime conviction qu'une grande injustice était réparée, et que mon mystérieux protecteur m'avait ainsi remis la rançon du domaine de mes aïeux. Depuis ce jour, je dors comme tout le monde, et les visions qui peuplaient autrefois mes songes ont disparu.

J.-F. BLADÉ.

15 AOUT.

CHANT DU MATIN

AUX PIEDS DE LA STATUE DE MARIE

A LA

CHAPELLE DE NOTRE-DAME DE LA CROIX, A MARCIAC.

I

Comme il est doux, dès que l'aurore

T'éclaire d'un rayon d'amour,

De venir te redire encore
Ce que je te dis chaque jour,
De venir, à l'heure où l'étoile
Dans le ciel bleu va s'endormir,
Baiser la frange de ton voile
En t'offrant mon premier soupir!

O ma douce reine,
La cloche lointaine
Soupire avec moi;

Les nuits embaumées

Les brises aimées,

Les fleurs ranimées,

Tout parle de toi !

II

La feuille sur l'arbre frissonne
Au souffle léger du matin,
L'insecte sous l'herbe bourdonne,
Le bœuf mugit dans le lointain;
Le soleil au flanc des montagnes
Jette un manteau de pourpre et d'or;
Tout s'éveille dans nos campagnes,
Mère, pour le bénir encor.

O ma douce reine,
La cloche lointaine

Soupire avec moi;

Les nuits embaumées,

Les brises aimées,

Les fleurs ranimées,

Tout parle de toi !

III

Tu te plais, vierge non pareille,

A faire éclore de ta main

Sur un front désolé la veille

Le sourire du lendemain;
Quand je t'ai laissé pour offrande
Le rosaire de mes douleurs.
Le monde étonné se demande :
Qui donc a pu sécher ses pleurs?

O ma douce reine,
La cloche lointaine
Soupire avec moi;

Les nuits embaumées,

Les brises aimées,

Les fleurs ranimées,

Tout parle de toi !

IV

Pour te chanter, mère divine,
O Notre-Dame de la Croix !
L'oiseau, caché sous l'aubépine,
Répand les perles de sa voix;
Et moi, pour m'unir aux louanges
Que les cieux te disent sans fin,
Oh' que n'ai-je la voix des anges
Et la lyre du séraphin!

O ma douce reine,
La cloche lointaine
Soupire avec moi;

Les nuits embaumées,

Les brises aimées,

Les fleurs ranimées,

Tout parle de toi!

C. CLAUSADE, de Marciae.

MONTAIGNE CITOYEN.

Dans un livre nouveau, les Etudes Financières, l'auteur, M. Clément, a entrepris de nous montrer Montaigne sous un aspect négligé par M. Moët et M. Bladé; c'est le citoyen. C'était une tâche ingrate; la vie du citoyen, c'est la vie politique, et si Montaigne y a été mêlé quelquefois, c'est presque toujours malgré lui. Il prétend bien quelque part, dans ses Essais, qu'il aime assez la cour et que la foule ne lui déplaît pas, mais il préfère la solitude, être aucunement supportable d'être toujours seul que de ne pouvoir jamais être. Montaigne, il faut bien lui rendre cette justice, n'a jamais été un courtisan, mais il ne s'est pas montré non plus ce qu'on appelle citoyen. Il a flétri les mœurs d'une cour scandaleuse, il s'est élevé contre la barbarie de nos codes et la barbarie des tortures judiciaires; il n'était pas non plus un fanatique, il trouvait « que c'est mettre ses conjectures à bien haut prix que d'en faire cuire un homme tout vif;» il se moquait de la vieille scolastique, mais en moraliste, en philosophe, à la manière de Rabelais, qui ne fut pas plus citoyen que Montaigne; on peut même dire que Rabelais eut cet avantage sur Montaigne d'éviter toutes les occasions de déployer les vertus du citoyen. L'auteur des Essais n'eut pas, malheureusement pour sa réputation, cette sagesse. Mieux valait certainement refuser les fonctions de maire de Bordeaux que de s'en acquitter comme il le fit. Où était le courage civique de Montaigne, on peut le demander à M. Pierre Clément, le jour où, pour se soustraire au danger d'une maladie contagieuse qui décimait la population de

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