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Montaigne n'est donc pas un sceptique en littérature ? Cet esprit si mobile, si ondoyant, devient done saisissable pour une fois. Il déroge à son naturel, il ment à ses habitudes, il a des opinions, il assied et prononce des jugements. Le cas est curieux et, vaut la peine d'être examiné. Notez que ce n'est pas moi, c'est M. Moët qui fait cette distinction, presqu'involontairement, entre les jugements et les opinions. Un jugement, je sais ce que c'est. Quand je juge, ce qui m'arrive quelquefois, j'affirme qu'une chose, qu'une qualité est ou n'est pas par rapport à une autre, je vérifie la majeure qui est le point de départ, j'éprouve la valeur de la mineure, et, Dieu aidant, je tire ma conclusion. Je me démontre logiquement tout ce qui est l'objet de mon examen, à ce point que, si j'ai bien opéré, le résultat obtenu doit être accepté par autrui. De même un critique, un aristarque, rend aussi des jugements. Si le goût existe, il a ses règles fixes à l'aide desquelles on peut évaluer toute œuvre d'art. Quintilien, Marmontel, la Harpe, Hugues Blair, Quatremère de Quincy, Gustave Planche ont rendu de véritables jugements, ils ont loué ou condamné, et ils ont dit pourquoi. Mais une opinion, c'est autre chose. L'opinion ne se raisonne pas, à fonds du moins. Elle est, de sa nature, incertaine, mal assise, non démontrée, elle a sa cause dans l'humeur, l'intérêt, le tempérament, l'habitude, la mode, la vanité, l'éducation, le respect humain, l'esprit de corps. Quelquefois, pour faire illusion, elle emprunte les apparences sévères du raisonnement, elle se fait doctrinaire. Les gobe-mouches seuls y sont pris. Tout le monde est unanime sur le carré de l'hypothénuse, et jamais on ne s'accordera sur la valeur absolue des diverses formes de gouvernement. Beaucoup de cordonniers ne professent, sur bien des choses, des opinions déplorables que parce qu'ils sont tout à fait incapables d'asseoir un jugement.

Cela posé, est-il bien vrai que Montaigne ait rendu des jugements en littérature? Je les ai cherchés sans succès dans son livre et dans celui de M. Moët. C'était le mot n'est pas de moi l'accessoire indispensable de ce travail, où j'ai tort, peut-être, de chasser, en toute politesse, sur les propriétés d'autrui, et où je cours le risque de m'attirer une apostrophe imitée du recteur Tarin Terra 'quam calcas mea est. Soyons donc prudent comme la couleuvre, effaçons-nous le plus possible, laissons parler M. Moët, tout le monde y gagnera, et singulièrement, votre servi

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La critique littéraire a changé de nature dans notre siècle. Elle ne s'attachait autrefois qu'à démêler, dans la foule des œuvres de l'esprit, celles qui méritaient d'être proposées comme modèle par la valeur du fond et surtout par une exécution correcte; de là l'éducation exquise, l'éclectisme sévère, le goût aiguisé de nos vieux littérateurs; de là aussi, leur profonde ignorance des époques où la langue n'avait pas encore reçu sa forme classique, et leur mépris pour les ouvrages qui ne portaient pas le cachet du génie ou d'un talent supérieur. De nos jours, les études historiques s'étant merveilleusement élargies, on a cherché surtout dans la littérature la société au milieu de laquelle elle s'est produite, et l'histoire des lettres a été traitée comme une partie essentielle de l'histoire de la civilisation. A ce

nouveau point de vue, tout change: les premiers bégaiements d'une poésie informe, la marche progressive des intelligences vers les lumières de la science et des arts, ont pris un immense intérêt; et les œuvres les plus obscures, les moins réussies, ont acquis quelque importance, comme monuments des efforts, des pensées, des préjugés d'une époque, d'une classe d'hommes, d'une contrée. De là, une critique large, curieuse, sympathique, dont on ne peut méconnaître l'utilité, pourvu qu'elle n'oublie pas sa nature et son but, en présentant comme des chefs-d'œuvre de l'esprit humain des compositions qui n'ont qu'une valeur anecdotique pour l'histoire de sa marche à travers les siècles.

Aussi, je prétends tracer un chapitre d'histoire locale, et non ressusciter ou créer une gloire en exhumant les vers d'un de mes compatriotes qui eut moins de talent que d'amour pour les lettres, d'un Condomois qui, attiré par la renommée des poètes illustres du XVIe siècle, se lança quelques temps sans succès dans ce bataillon sacré, et depuis vint pleurer en Gascogne, sur une lyre assez peu harmonieuse, ses amis absents et les malheurs de sa patrie. Le petit livre dont je vais présenter l'extrait, à défaut d'autre mérite, est assez rare. C'est un recueil de cent sonnets, sous ce titre plein de promesses et de sous-entendus: Première partie des Sonets exotériques, de G. M. D. I., à Bourdeaux, par S. Millanges, 1578, (petit in-8° de iv et 50 pages). L'auteur voulait faire entendre qu'il avait en portefeuille une ou plusieurs nouvelles séries de poésies du même genre, indépendamment d'autres inspirations intimes qu'il ne pouvait révéler au profane vulgaire. A-t-il publié autre chose? Du Verdier, qui lui accorde une mention dans sa Bibliothèque française (1), ne cite que

(1) Art. Gérard-Marie Imbert.

ce petit volume; et l'abbé Goujet (1), en lui consacrant dans la sienne un article relativement assez considérable, n'en dit pas davantage. On peut donc affirmer, sans trop se hasarder, que l'accueil fait au volume du versificateur condomois ne l'encouragea pas à tenter une seconde fois la même épreuve. Il y avait là pourtant des vers pour le roi, des vers pour les princes, des vers pour le chancelier Lhôpital, des vers pour tous les savants d'alors; mais il y avait aussi des pensées d'assez mauvais augure sur le mépris où la lyre était tombée, et sur le peu de soin des puissances pour récompenser le mérite. Surtout, il y manquait ce qui est toujours nécessaire pour le recueil de vers; je veux dire la poésie.

Gérard-Marie Imbert naquit à Condom, le 4 décembre 1530, d'une des premières familles du tiers-état de cette ville. De bonne heure, une maladie le priva d'un œil. Jean-Baptiste mon frère, en l'âge adolescent

Où encor de mes ans en la saison première,
Un catarrhe m'osta moitié de la lumière,
Me rendant un peu moins le visage décent.

A porter un tel cas la raison condescend
Ne se trouvant moyen par aucune manière
De repousser le mal de l'humaine misère,
Quand par arrest du ciel sur nos testes descend.
-Avec ceste moitié restant de ma veue
De tant de vanité cognoissance j'ay eue
Et voy ce monde plein de tant d'indignité :

Que certes bien souvent je lamente et souspire

Pour tant d'indignes faits que je voy et désire

De tres bon cueur avoir l'entière cécité. (Sonn. 5.)

Je ne sais comment le jeune Gérard commença ses études parmi nous, ni par quel heureux concours de circonstances i put aller les perfectionner à Paris, auprès de la

(1) Tome 13, page 295.

chaire de Dorat, professeur royal de langue grecque, et l'un des astres de la pléiade de Ronsard. Le fait est qu'il devint son élève chéri, par la persévérance et le succès avec lequel il s'enfonça dans l'étude des poètes grecs. L'exemplaire des Sonets exolériques, sur lequel j'ai fait mes extraits, et qui appartient aujourd'hui à la Bibliothèque Mazarinc, porte sur le titre cette note autographe: G. M. I. Hæc gallica munerio instar Io. Aurato poetæ vere regio, præceptori suo; et dans son cinquième sonnet, Imbert parlait en ces termes à son maître :

Le disciple parfois, en grandeur de savoir
Et en toute vertu, va surmontant le maistre
Ce cas est advenu maintes fois, et peut estre
Que le maistre candide a plaisir de le voir.

- Daurat ce m'est plaisir que de ramentevoir
Que Dieu m'ait faict ce bien que de me faire naistre
En ton temps, et m'ait faict de ta doctrine paistre
Que j'ay fait par l'oreille à l'esprit recevoir.
Mais ce n'est moy qui rends ce propos véritable,
Ne méritant, d'Aurat, d'estre à toy comparable,
Ni d'estre mis au rang des disciples premiers :
Car je sçais que ne suis de ta docte brigade,
Et qu'encor moins je suis de ceux de la pléiade.
Qui dit que je ne sois le moindre des derniers ?

Mais sans ouvrir au pauvre borgne les rangs de la lumineuse pléiade, la faveur de Dorat lui procura la connaissance et l'amitié de plusieurs de ses membres. Il paraît avoir vu de près Belleau,

Belleau, de qui les vers sont nets comme belle eau. (Sonn. 31.) Baïf, à qui plus tard il écrivait du fond de la Gascogne avec une insistance familière :

Baïf, Baïf, Baïf, es tu tant endormi,

Endormi es tu tant du sommeil d'oubliance
Que tu n'ayes un brin, un brin de souvenance
(Ah par trop oublieux!) de moi ton doux ami?

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