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Chariclès tempêtes, rapines, violences, brigands, prisons, pirates, famines, demeures horribles et en plein soleil obscurcies de ténèbres, cous enflés par le carcan, misérable séparation des deux amants, enfin noces et mariage. »

Il faut bien le dire, tel est, à peu près, l'éternel programme suivi par les romanciers grecs. Ils ont conté à satiété la même histoire banale et invraisemblable, ils ont tiré quelques pantins ridicules de leur imagination et les ont promenés dans une nature fausse. Et, une fois qu'une fable typique a été créée, ils n'ont même plus cherché à inventer, ils se sont copiés les uns les autres. Je le sais, il y a eu des œuvres exceptionnelles, entre autres Daphnis et Chloe. Je puis cependant conclure en répétant que les Grecs étaient poëtes d'instinct, qu'ils se trouvaient poussés vers l'épopée par leur nature et par les influences de leur milieu; leur génie était mort, lorsqu'ils tombèrent jusqu'à écrire des contes, et ce furent encore des poëmes qu'ils écrivirent, mais des poëmes vulgaires et amoindris.

Si, maintenant, j'interroge la littérature latine, je ne trouve guère, chez les Romains, que deux romanciers, Apulée et Pétrone. Ce dernier fut un véritable romancier, un observateur clairvoyant, un peintre vif et spirituel. Il nous a donné, dans le Satyricon, un tableau de la société romaine sous Claude et sous Néron. L'action se ressent encore des contes grecs; c'est toujours le récit d'un voyage accompli par le héros et amenant les diverses situations. Mais, ici, le voyage est un simple prétexte pour faire défiler sous nos yeux les scènes observées par l'écrivain. Le héros, Encolpe, est un intrigant, une sorte de chevalier d'industrie qui fuit devant ses créanciers, et qui, en contant ses diverses aventures, étale les hontes et les misères des mœurs de son temps. Voilà enfin des personnages réels, toute une collection d'individus vivants. L'ouvrage est comme un grand magasin de documents sur la société romaine. Sans doute c'est là une satire, mais une satire vécue, pour ainsi dire; on sent que le romancier connaît les gens dont il parle et qu'il a vu les scènes qu'il décrit.

L'Ane d'or, d'Apulée, est aux romans grecs ce que Don Quichotte est aux romans de chevalerie. Apulée a pris le vieux

cadre des conteurs; mais il semble que ce soit pour railler ses devanciers, gens crédules et superstitieux. Il raconte la métamorphose d'un libertin changé en âne, en punition de sa lubricité; il promène ensuite cet âne au milieu d'aventures merveilleuses, et termine en le faisant initier aux mystères d'Isis. Cette longue allégorie est une satire dirigée contre les vices et les ridicules de l'époque. Elle paraît d'ailleurs être une Milésienne qu'Apulée aurait empruntée à la Grèce, et qu'il aurait appropriée à l'usage satirique qu'il voulait en faire. L'épisode de Psyché est certainement un conte grec, charmant et délicat.

Pour achever le tableau rapide et incomplet dont je viens. seulement d'indiquer les grands traits, il faudrait maintenant joindre, anneau par anneau, les deux bouts de la chaîne qui va des romans grecs, de l'Histoire d'Apollonius de Tyanes par exemple, aux romans français du xvIIe siècle. Toute cette période est occupée par les romans de chevalerie, dont le cadre ressemble singulièrement à celui des contes grecs; ce sont les mêmes aventures placées dans une autre civilisation. Même invraisemblance, même amour puéril promené au milieu de mille obstacles, même pauvreté d'invention. Au XVIIe siècle, les romanciers français en étaient restés à l'imitation des Amours de Théagène et de Chariclée.

D'ailleurs, le tableau ne serait pas encore complet, si l'on s'arrêtait là. Il faudrait interroger les littératures étrangères, aller jusque dans l'Inde et dans la Chine. L'esprit humain s'est comporté partout à peu près de la même façon, et il serait curieux de présenter, dans son vaste ensemble, le mouvement qui a amené peu à peu l'humanité à descendre du rêve de la fiction épique dans la réalité du roman.

Je ne puis entreprendre un pareil travail. J'ai voulu simplement demander à l'histoire une définition du roman dans l'antiquité et dans les premiers temps du Christianisme, et je puis maintenant formuler cette définition pour les œuvres romanesques qui vont des Milésiennes aux romans de chevalerie. Je mets cependant à part le Satyricon, car cette satire est une œuvre d'analyse qui, par son allure, appartient aux temps modernes.

A coup sûr, si j'avais demandé à un conteur grec de me définir le roman, il m'aurait répondu : « Le roman est un mensonge agréable, un tissu d'aventures merveilleuses, le récit d'un amour contrarié et finalement récompensé. Il a pour but de récréer et d'étonner le lecteur en le transportant dans un monde de fantaisie, qui ne ressemble en rien à la terre, et en lui faisant lier connaissance avec des personnages fictifs, qui ne ressemblent en rien aux hommes. »

Après avoir montré ce que le roman fut dans l'antiquité, M. Emile Zola étudie et définit les caractères essentiels du roman d'analyse au XIXe siècle. Pour faire juger de la transformation complète de ce genre littéraire, il lui suffit de mettre en évidence le renouvellement du fond même de la civilisation, les conditions si différentes dans lesquelles se produit la vie de l'individu et de la famille : vie morale, vie intellectuelle, trouvant son aliment dans le travail de l'esprit humain sur lui-même, recevant l'empreinte profonde du sentiment de notre grandeur et de nos misères, du spectacle des ambitions, des passions et des douleurs qui agitent l'humanité; vie intime d'où naissent les drames de la conscience, et qui se déroule d'une manière diverse à chaque foyer domestique. Le roman des dieux et des héros a fait place au roman des hommes. Lorsque le génie de la Grèce a décliné, l'antique épopée est devenue le conte; et le conte, sous l'influence de l'essor scientifique et des procédés d'observation des temps modernes, s'est changé en roman d'analyse.

L'auteur apprécie sous ce rapport l'œuvre d'Honoré de Balzac et le rôle du romancier analyste cherchant la vérité, décrivant dans la conscience humaine le jeu des passions, n'ayant plus besoin d'inventer des histoires compliquées d'une invraisemblance dramatique qui étonne le lecteur, mais trouvant l'intérêt du récit dans des événements vraisemblables qu'il emprunte aux inépuisables sujets d'étude,

offerts par les mille aspects de l'homme et de la nature. Les romans d'intrigue sont, aux yeux de M. Zola, une imitation des anciens contes de chevalerie. Il donne pour conclusion aux développements de son sujet cette formule, que les caractères des divers genres littéraires sont les transformations de la pensée écrite soumise aux influences de la civilisation; formule, dit-il, qu'il justifiera un jour dans un travail plus étendu et intitulé: Essai de rhétorique historique. Il termine son travail, en exprimant le vœu que les études de mœurs, fournies par le roman d'analyse, soient dirigées de plus en plus vers la province et soient le point de départ d'une décentralisation littéraire.

Il me reste enfin à présenter une observation que je crois utile et opportune. J'ai remarqué que, dans l'amas considérable des romans contemporains, les deux tiers au moins ont la province pour sujet d'étude. La vie fiévreuse et emportée de Paris déjoue les déficatesses de l'observation; la vie calme de la province offre au contraire une matière excellente à l'analyse minutieuse et approfondie'. J'ai songé à ces choses, et je me suis dit que la décentralisation doit être attaquée par le roman. Que les jeunes écrivains qui ont de bons yeux se mettent donc à l'œuvre. Ils n'ont qu'à regarder autour d'eux et à dire ensuite ce qu'ils auront vu. Le champ est vaste, les modèles 'posent paisiblement, les événements traînent et se laissent observer sous tous les aspects.

Que de romanciers, à Paris, rêvent la douce existence de province ! Ils vivent dans la fièvre, et souvent, au milieu de la lutte, leur plume les trahit; ils écrivent, et ils n'ont pu voir ce dont ils parlent; ils vont en avant quand même, et jamais il ne leur est permis de regarder en arrière. Alors, aux heures de lassitude, ils se rappelent les douceurs de leur jeunesse, lorsqu'ils pouvaient s'oublier sous le large soleil et causer à voix basse avec la nature; ils voient, dans leurs souvenirs, la petite rue qu'ils habitaient, là-bas, à des centaines

de lieues, rue paisible et silencieuse, dont tous les passants
leur étaient connus ; ils se souviennent des mille détails qu'ils
ont observés étant encore enfants, qu'ils ont donnés plus tard
dans leurs œuvres et qui resteront comme les fleurs les plus
exquises et les plus parfumées de leur esprit. A ces pensées,
de vagues senteurs leur viennent des chères et lointaines
régions, et ils rêvent, ils rêvent de fuir Paris, de ne pas
brûler leur sang en se mêlant davantage aux luttes de la ville
ardente, et d'aller écrire, sous le ciel clair de leur adolescence,
des œuvres libres et fortes, filles de l'étude et du recueil-
lement.

M. Sausse-Villiers, membre de l'Académie du Gard, et
M. l'abbé Jouve, vice-président de la Société de statistique
et d'archéologie de la Drôme, présentent à leur tour d'in-
téressantes observations sur la même question.

M. Sausse-Villiers résume, dans le travail dont il donne
lecture, l'histoire morale du roman comme expression des
faiblesses et des passions du cœur humain. Il esquisse ses
origines en Grèce, lorsque les exploits des héros, la théo-
gonie et la mythologie ne suffirent plus à satisfaire les
imaginations avides du merveilleux; il mentionne la po-
pularité dont jouirent les Milésiennes, et ajoute à l'énu-
mération des romans grecs faite par M. Zola l'indication
du roman de Leucippe et Clitophon, par Achillés
Tatius. Arrivant ensuite aux premiers siècles de l'ère
chrétienne, il cite plusieurs Pères de l'Église qui usèrent
des formes gracieuses de la fiction, pour faire mieux
accepter les vérités sévères de la nouvelle foi. Le moyen
âge lui offre la peinture des vices de la société par des
écrivains humoristes, les souvenirs de l'antiquité clas-
sique se retrouvant dans les fictions des trouvères, les
légendes répondant aux idées de foi, les aventures cheva-
leresques passionnant les masses et traduisant la vie guer-
rière du temps. M. Sausse-Villiers parcourt de la sorte et
successivement toutes les époques, depuis les épopées de

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