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Le fermier se trouvait absent; mais Jean vint aussitôt s'offrir à remplacer son père.

Il avait tué, pendant le dernier hiver, un loup qui tentait de s'introduire dans la bergerie, et il était tout prêt à en tuer d'autres, puisque l'occasion s'en présentait.

"Et comment as-tu tué le loup dont tu parles ?" demanda M. Delacroix.

-"D'un coup de fourche, et je l'eusse tué aussi facilement d'un coup de fusil. D'ailleurs, monsieur, nous serons deux, sans compter Jupiter, qui ferait, j'en suis certain, une bonne partie de la besogne, si cela devenait nécessaire."

"Je n'en doute pas, et d'abord c'est sur lui que je compte pour nous mettre sur les traces de mon fils."

Jupiter semblait avoir compris les paroles de M. Delacroix, et se promenait avec impatience autour des deux chasseurs.

M. Delacroix se fit apporter un vêtement d'Octave, le donna à flairer à Jupiter et lui dit :

"Cherche!'

Le chien s'orienta aussitôt, erra quelque temps dans les jardins du château, et se dirigea finalement vers une petite porte qui donnait sur la forêt.

La porte était restée entr'ouverte.

"C'est par là qu'il est sorti," dit M. Delacroix; puis il ajouta : "Imprudent enfant! Dieu veuille qu'il ne soit pas cruellement puni de sa désobéissance!"

Depuis que Jupiter avait trouvé la piste d'Octave, il marchait sans s'arrêter et sans aucune hésitation... de temps en temps seulement il flairait le sol pour s'assurer qu'il ne s'égarait pas.

M. Delacroix et Jean le suivaient en silence, sans cesser de regarder attentivement autour d'eux.

"Octave! Octave !" appelait M. Delacroix, chaque fois qu'il se trouvait au milieu d'un carrefour.

Mais aucun cri ne répondait au sien. Jupiter, lui, s'enfonçait de plus en plus dans la forêt.

Il y avait déjà longtemps qu'ils marchaient ou plutôt qu'ils couraient ainsi, quand ils aperçurent un animal blanc, qui, de très-loin, semblait venir dans leur direction avec une étonnante rapidité.

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Mais, c'est Roméo !" s'écria M. Delacroix dont la vue était excellente... "Mon Dieu ! qu'est-il donc arrivé pour qu'il ait ainsi abandonné son jeune maître ?" Et un frisson glacial parcourut tout son corps.

Quelques secondes après, Roméo croisait Jupiter et passait à côté des deux chasseurs sans vouloir les reconnaître, sans consentir à s'arrêter; le malheureux animal, qui fuyait vers le château, paraissait fou de terreur.

De son côté, Jupiter précipitait sa marche en grondant sourdement.

M. Delacroix devint pâle; de grosses gouttes de sueur froide tombaient de son front.

Jean n'était pas moins ému; il n'osait dire un mot, tant il lui semblait certain que le jeune Octave avait été attaqué par les loups.

Jupiter grondait et se hâtait de plus en plus.

Tout à coup il s'arrêta devant un épais fourré et se mit à aboyer avec fureur.

M. Delacroix et Jean s'élancèrent en avant, leur fusil armé et prêts à faire feu.

"Au secours! au secours!" criait une voix d'enfant. C'était la voix d'Octave.

Un frémissement d'horreur agita les membres de M. Delacroix et du jeune fermier, et ils entrèrent immédiatement sous bois, précédés par Jupiter, lequel

semblait avoir conscience du danger qu'ils couraient, et s'avançait avec prudence, mais sans cesser d'aboyer. Le fourré était si épais qu'on ne pouvait voir à deux pas devant soi, ni avancer qu'à travers un fouillis de grosses et de petites branches. Il avait fallu toute la folle curiosité d'un enfant pour s'aventurer dans un pareil lieu.

En ce moment des hurlements se firent entendre, mais si près des chasseurs que ceux-ci s'arrêtèrent tout court.

"Au secours! au secours!" répétait Octave d'une voix lamentable.

M. Delacroix était dans une anxiété d'autant plus terrible qu'il venait de s'empêtrer dans un buisson d'épines.

"Par ici, monsieur!" criait Jean qui avait enfin découvert un passage.

Au même instant on entendit un coup de feu suivi d'affreux hurlements.

M. Delacroix se dégagea par un violent effort et se précipita sur les traces de Jean.

se

Il arrivait juste pour voir un loup et une louve débattant dans les dernières convulsions de

l'agonie.

Le premier avait été tué par Jean, et l'autre étranglée d'un coup de gueule par le brave Jupiter, qui s'était ensuite jeté sur cinq louveteaux dont pas un ne resta vivant.

"Octave !" cria M. Delacroix qui n'apercevait pas son fils.

-"Je suis là, papa," répondit l'enfant.

M. Delacroix leva la tête et vit enfin son fils qui, en apercevant les loups, avait eu le temps et la

présence d'esprit de monter dans un chêne de moyenne

grosseur.

"Descends donc," lui dit-il.

"Est-ce que tous les loups sont bien tués, papa ?” "Si bien tués que pas un ne ressuscitera."

Octave se laissa glisser de son arbre.

"J'ai failli mourir de peur," dit-il, en se jetant dans les bras de son père.

"Tu n'as donc pas ordonné à Roméo de te défendre." Octave, encore tout tremblant, ne répondit pas, mais il alla mettre un genou en terre devant Jupiter, entoura le chien de ses bras et le baisa à plusieurs reprises sur sa grosse tête, ne pouvant le baiser sur son museau encore tout sanglant.

"A la bonne heure! mon cher Octave, voilà ce qui s'appelle réparer ses torts, car pendant que ton joli Roméo t'abandonnait aux bêtes fauves, ce brave Jupiter nous conduisait jusqu'ici, où, sans lui tu aurais été infailliblement dévoré par les loups."

Octave se releva, les yeux pleins de larmes.

Un instant après, il sauta au cou de Jean, car lui aussi s'était hâté de venir à son secours.

Pendant ce temps, Jupiter remuait sa queue en panache et poussait des grognements de satisfaction. "Rentrons au château!" dit enfin M. Delacroix. Jean chargea le loup qu'il avait tué sur ses épaules, mit la louve en travers du dos de Jupiter, ainsi que les cinq louveteaux qui furent liés ensemble.

"Allons, Jean, passe le premier avec Jupiter, c'est votre droit aujourd'hui, et j'exige que vous en usiez."

Jean voulut se refuser à un pareil honneur, mais il dut obéir.

On se mit en route, et, chemin faisant, M. Delacroix dit tout bas à Octave en lui montrant Jean et Jupiter: "C'est aujourd'hui, n'est-ce pas, que les deux rustres ont surtout été dignes l'un de l'autre ?"

"Oh! papa, j'étais bien injuste, je ne veux plus l'être; Jean et Jupiter seront mes amis."

-"Et ton brillant Roméo ?

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-" Tout ce qui brille n'est pas or; tu me l'avais bien dit, et je le sais maintenant par expérience. Quand je pense que ce vilain Roméo était si pressé de fuir les loups qu'il est passé entre mes jambes et m'a fait tomber, si bien que j'ai failli ne pas avoir le temps de me réfugier sur un arbre."

"Tu auras encore retiré de tout ceci ce second enseignement:-qu'il ne faut admettre dans son intimité ni les poltrons ni les imbéciles."

GEORGES FATH.

20.

LE DERNIER JOUR DE L'ANNÉE.

Éternité, néant, passé, sombres abîmes,

Que faites-vous des jours que vous engloutissez f

Déjà la rapide journée

ALPHONSE DE LAMARTINE.

Fait place aux heures du sommeil,

Et du dernier fils de l'année

S'est enfui le dernier soleil.
Près du foyer seule, inactive,
Livrée aux souvenirs puissants,
Ma pensée erre fugitive,

Des jours passés aux jours présents.

Ma vue, au hasard arrêtée,

Longtemps de la flamme agitée

Suit les caprices éclatants,

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