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La maman commençait à croire que Laurent avait trouvé la vraie cause de la fatigue de Félicie, mais elle n'eut pas l'air de s'en douter.

MADAME D'ORVILLET.-Puisque tu es réellement fatiguée, tu resteras à la maison à te reposer; j'irai voir les Germain avec Laurent et Anne; de là nous irons faire une visite au château de Castelsot...

FÉLICIE, vivement.-Vous irez à Castelsot? Je voudrais bien y aller aussi; j'aime beaucoup Mlle. Cunégonde et M. Clodoald.

MADAME D'ORVILLET.-Comment veux-tu y aller, fatiguée comme tu l'es? C'est deux fois aussi loin que la maison des Germain.

FELICIE.-Je me sens mieux maintenant; je crois que marcher me fera du bien.

MADAME D'ORVILLET.-Non, non, mon enfant, il faut te bien reposer; ce soir, tu feras une petite promenade dans les champs; ce sera bien assez.

FÉLICIE.-Oh! maman, je vous en prie! Je vous assure que je me sens très-bien.

MADAME D'ORVILLET.-Tu seras mieux encore ce soir. Va rejoindre ta bonne. Viens, Laurent; allons chercher la petite Anne et partons.

"C'est

Félicie, restée seule, se mit à pleurer. ennuyeux que maman ne m'ait pas dit qu'elle irait ▾ chez Cunégonde et Clodoald; je parie qu'elle l'a fait exprès pour me punir. Si j'avais pu le deviner, je n'aurais pas fait semblant d'être fatiguée. Ces visites chez les bonnes gens du village sont si ennuyeuses ! Et puis, comme le disait Cunégonde l'autre jour, ils ne sont pas élevés comme nous; ils sont ignorants, sales; ils n'osent pas bouger. Anne et Laurent prétendent qu'ils sont amusants, moi je les trouve ennuyeux

et bêtes... Mais, tout de même, j'aurais été chez les Germain si j'avais su que maman voulait aller à Castelsot en sortant de chez eux... Qu'est-ce que je vais faire toute seule à présent ?... Que je suis donc malheu reuse !... (Félicie bâille.) Je m'ennuie horriblement... Je vais appeler ma bonne."

Félicie ouvre la porte et appelle : "Ma bonne !... Ma bonne!... Elle ne vient pas... Ma bonne !... Viens vite! Je suis toute seule !... Elle ne m'entend pas ! Je crois qu'elle le fait exprès! Ma bonne! ma bonne !"

LA BONNE, arrivant.—Qu'est-ce qu'il y a donc ? C'est vous, Félicie; par quel hasard êtes-vous ici toute seule ? Je vous croyais sortie avec votre maman.

FELICIE. On m'a laissée toute seule.

LA BONNE.-Pourquoi cela? Pourquoi votre maman ne vous a-t-elle pas emmenée ?

FÉLICIE.-Parce qu'elle croyait que j'étais fatiguée. LA BONNE.-Fatiguée de quoi donc ? Qu'avez-vous fait pour être fatiguée ?

FÉLICIE. Rien du tout. C'est que je ne voulais pas aller chez les Germain, et j'ai dit que j'étais fatiguée. Et puis maman a dit qu'elle irait chez Mme. la baronne de Castelsot; elle n'a pas voulu m'emmener, et elle m'a laissée toute seule avec toi. Cela ne m'amuse pas, tu penses bien.

Mais

LA BONNE.-Ni moi non plus, je vous assure. pourquoi ne vouliez-vous pas aller chez les Germain?

FELICIE.-Parce que c'est humiliant d'aller faire des visites à ces gens-là, qui sont des gens de rien.

LA BONNE.-Je ne vois rien d'humiliant d'aller chez ces gens-là, comme vous les appelez; ce sont de très-braves gens, bien meilleurs à voir que les

Castelsot, qui sont de vrais sots; ils portent bien leur

nom.

FÉLICIE. Je te prie de ne pas parler si impoliment de M. le baron et de Mme. la baronne de Castelsot; ce sont des gens comme il faut, et j'aime beaucoup M. Clodoald et Mlle. Cunégonde.

LA BONNE.-De petits insolents, orgueilleux, mal élevés, qui vous donnent de très-mauvais conseils. On les déteste dans le pays, et on a bien raison... Et qu'allez-vous faire à présent?

FÉLICIE. Je ne ferai rien du tout; je ne veux pas causer avec toi, parce que tu parles mal de mes amis.

LA BONNE.-Je ne vous demande pas de causer avec moi; je n'y tiens guère; depuis quelque temps, vous avez toujours des choses désagréables à dire. Ce n'est pas comme Anne et Laurent, qui sont aimables et polis; ils ne méprisent personne, ceux-là. Vous devriez faire comme eux, au lieu de prendre conseil de vos amis de Castelsot.

FÉLICIE.-Anne et Laurent n'aiment que les pauvres gens; et moi, je ne veux pas jouer avec des gens mal élevés et au-dessous de moi.

LA BONNE.-S'ils sont au-dessous de vous pour la fortune, ils sont au-dessus pour la bonté et la politesse. C'est très-vilain de mépriser les gens parce qu'ils sont pauvres; vous vous ferez détester de tout le monde si vous continuez.

FÉLICIE. Cela m'est bien égal que ces gens-là me détestent; je n'ai pas besoin d'eux et ils ont besoin de

nous.

LA BONNE, sévèrement.-Mademoiselle Félicie, souvenez-vous de la fable du lion et du rat. Le pauvre petit rat a sauvé le lion en rongeant les mailles du filet

dans lequel le lion se trouvait pris, et dont il ne pouvait pas se dépêtrer malgré toute sa force. Il pourra bien vous arriver un jour d'avoir besoin d'un de ces pauvres gens que vous méprisez aujourd'hui.

FÉLICIE.—Ah! ah! ah! je voudrais bien voir cela! Moi, avoir besoin des Germain ou des Mouchon, des Frolet, des Piret ! Ah! ah! ah!

La bonne leva les épaules et la regarda avec pitié. Elle s'assit sur une chaise et se mit à travailler à l'ouvrage qu'elle avait apporté. Félicie bouda et s'assit à l'autre bout de la chambre; elle bâilla, s'ennuya et finit par appeler sa bonne.

"Viens donc m'amuser, ma bonne ; je m'ennuie." LA BONNE.-Tant pis pour vous; je ne suis pas obligée de vous amuser. D'ailleurs, je suis trop au-dessous de vous pour jouer avec vous.

FÉLICIE.-Maman te paye pour nous servir et pour

nous amuser.

LA BONNE.-Votre maman paye mes services, et je la sers de mon mieux, parce qu'elle me traite avec bonté, qu'elle me témoigne de l'amitié et qu'elle me parle toujours avec politesse. Je fais plus que je ne dois pour Anne et Laurent, qui m'aiment et qui sont gentils. Mais pour vous, qui êtes impolie et méchante, je ne fais tout juste que ce qui regarde mon service, et comme je viens de vous le dire, mon service ne m'oblige pas à vous

amuser.

FELICIE.-Je le dirai à maman, et je lui dirai aussi comment tu parles de mes amis de Castelsot.

LA BONNE.-Dites ce que vous voudrez, et soyez sûre que, de mon côté, je raconterai à votre maman tout ce que vous venez de me dire.

FELICIE.-Quand je verrai mes amis, je leur dirai de

ne jamais te prendre à leur service, si tu veux te placer chez eux.

LA BONNE.-Si jamais je quitte votre maman, ce n'est pas chez eux que je me présenterai, vous pouvez bien les en assurer.

Félicie continua à dire des impertinences à sa bonne, qui ne lui répondit plus, et ne l'écouta pas. Après deux grandes heures d'ennui et de bâillements, elle entendit enfin la voix de sa maman qui rentrait, et courut au-devant d'elle.

SÉGUR

18.

DELPHINE OU L'HEUREUSE GUÉRISON.

Delphine, fille unique et riche héritière, avait une jolie figure, de l'esprit et un bon cœur. Mme. Mélite, sa mère, qui était veuve, avait trop de faiblesse et de légèreté pour être en état de donner une bonne éducation à sa fille, qu'elle chérissait. Cependant, à neuf ans, Delphine avait déjà plusieurs maîtres; mais elle n'apprenait rien, et ne montrait du goût que pour la danse. Elle prenait toutes ses autres leçons avec une extrême indolence, et souvent les abrégeait de moitié, en se plaignant qu'elle était fatiguée ou qu'elle avait la migraine. Elle devenait capricieuse, vaine, indocile; elle ne pouvait supporter la moindre contrariété. Pour surcroît de peines, elle ne jouissait pas d'une bonne santé, et bientôt Mme. Mélite en fut assez inquiète pour appeler un médecin; l'état de Delphine n'avait rien de dangereux, mais le médecin recommanda de lui procurer

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