Le gouverneur de la forteresse se le fit amener; il demeura surpris de voir ce grand jeune homme blond, mince, paisible, portant déjà une si lourde célébrité; cependant, en homme d'observation, il démêla un reste de noblesse sur ce front uni, un reste de loyauté dans ces yeux clairs et hardis. "Tu t'es évadé jusqu'à présent de toutes les prisons où on t'a mis," dit le gouverneur; "conséquemment je dois prendre les mesures les plus sévères, quant à ce qui te concerne.' Ouli-Eiland sourit silencieusement. "Crois-tu que tu pourrais t'évader d'ici ?" "Oui, monseigneur." "En as-tu le projet ?" "Oui, monseigneur." -"Mais si j'use de tout mon pouvoir, si je te fais enchaîner jour et nuit ?" Ouli-Eiland recommença son sourire tranquille qui contenait un défi. "J'ai d'autres projets," reprit le gouverneur; "je te laisse entièrement libre dans l'enceinte de la citadelle; seulement, donne-moi ta parole de ne pas t'enfuir." Ouli-Eiland s'attendait aux dernières sévérités, cette conclusion lui parut inespérée; il donna sa parole. Le gouverneur défendit qu'on le surveillât. Tout alla bien pendant trois mois. Au bout de ce temps, Ouli-Eiland demanda à parler au gouverneur. "Monseigneur," dit le prisonnier, "rendez-moi ma parole, ou je mourrai; je préfère la captivité la plus dure, la surveillance la plus étroite avec un espoir, à ce lien de ma parole dont je suis esclave et qui me prive de toute chance d'évasion; faites de moi ce que vous voudrez, mais je reprends mon engagement." Le gouverneur vit un parti pris; il n'insista pas; seulement il se mit en mesure de garder son prisonnier mieux que ses prédécesseurs. Il fit construire une espèce de cage avec les troncs de petits sapins, peu espacés; à la porte de la cage, extérieurement, était fixée une grosse sonnette correspondant par des ressorts à chacun des barreaux; on plaça la cage dans une petite maison de pierre solidement bâtie, autour de laquelle se promenaient sans cesse deux sentinelles; puis on mit un gardien dans la maison et le prisonnier dans la cage. Au bout de six semaines, Ouli-Eiland était libre. C'était de cela qu'on s'entretenait à Christiania lorsque j'y passai. Les collections scientifiques de la capitale de la Norwége sont peu de chose. Lorsque Christian IV rebâtit Opslo et en fit Christiania, la Norwége était danoise, et tout allait affluer à Copenhague. La collection de médailles seule est assez complète; elle possède plusieurs pièces d'or du règne du calife Haroun-al-Raschid. Peut-être quelqu'une de ces pièces d'or, pour venir de Bagdad au fond de la Scandinavie, aura-t-elle effleuré en route la main puissante de Charlemagne!... Tout arrive aujourd'hui au fond de ce royaume écarté; tout, modes, journaux, et jusqu'à la charmante musique de nos opéras comiques. On représente à Christiania la Dame Blanche et le Pré aux Clercs, tout aussi passablement que dans beaucoup de préfectures françaises; et notre admirable Auber n'aurait pas trop souffert à entendre chanter le Domino Noir par ces gosiers scandinaves, qui compensent l'absence d'études suffisantes par la limpidité de leurs notes et la sûreté de leurs intonations; du reste, ni goût, ni expression: beaux instruments livrés à eux-mêmes, sans ce qui complète le musicien-la bonne méthode. Les acteurs se montrent vêtus avec une mesquinerie bien compréhensible, lorsqu'on sait qu'un premier sujet gagne rarement à Christiania plus de dix-huit cents francs par an! Quant à la mise en scène, néant. Ce spectacle, peu attrayant pour les yeux, ne laisse pas la possibilité de se délasser de la scène en explorant la salle; car celle-ci est si complétement obscure, que d'abord j'ai cru à un Domino noir en lanterne magique. Le petit lustre à l'huile, qui tremblote au milieu pendant les entr'actes, disparaît tout à fait lorsque la toile se lève, afin de contraindre l'attention du spectateur à se concentrer sur la scène; l'arbitraire ainsi introduit dans le plaisir, il en résulte qu'on regarde le spectacle par ordre, à moins qu'on ne s'endorme par nécessité. Je comptais sur cette soirée pour me faire une idée de la fashion norwégienne; je n'ai pu me former d'opinion; au premier coup d'œil, les femmes de Christiania m'ont paru assez jolies mieux, assez gracieuses malgré deux défauts de beauté, qui importent aux connaisseurs les dents gâtées et les oreilles très-grandes ; mais on voit de beaux teints, de beaux cheveux et des tailles élégantes pour des tailles du Nord Voilà le résumé rapide de ce que j'ai pu voir à Christiania en deux jours; prenez-le pour ce que cela est, -une esquisse, rien de plus. Adieu. LÉONIE D'AUNET. 51. STANCES A M. DE LAMARTINE. Sombre Océan, du haut de tes falaises, Je veux, ce soir, visitant tes rivages, Mon cœur souffrant s'apaise au bruit des mers. Sombre Océan, j'épuiserais ma vie Sombre Océan, parfois ton front s'égaie, Et puis ton flux s'élance, roule et saute, Sombre Océan, soit quand tes eaux bondissent, Qui, devant toi, quel athée en démence, ÉMILE DESCHAMPS. 52. LA FLANERIE, Ici comme ailleurs, on va par degrés. C'est d'abord simple flânerie récréative. On regarde en l'air, on fixe un fétu, on souffle une plume, on considère une toile d'araignée, ou l'on crache sur un certain pavé. Ces choses-là consument des heures entières, en raison de leur importance. Je ne plaisante pas. Imaginez un homme qui n'ait jamais passé par là. Qu'est-il ? que peut-il être ? Une sotte créature, toute matérielle et positive, sans pensée, sans poésie, qui descend la pente de la vie sans jamais s'arrêter, dévier du chemin, regarder alentour ou se lancer au-delà. C'est un automate qui chemine de la vie à la mort, comme une machine à vapeur de Liverpool à Manchester. Oui, la flânerie est chose nécessaire au moins une fois dans la vie, mais surtout à dix-huit ans, au sortir des écoles. C'est là que se ravive l'âme desséchée sur les bouquins; elle fait halte pour se reconnaître; elle finit |