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Marthe avait déjà quitté deux fois son nouveau ménage pour savoir si son frère était revenu. Elle avait enfin compris quel sacrifice lui avait fait le berger australien, en quittant tout pour venir la retrouver, et le chagrin qu'il avait éprouvé, en voyant que sa sœur n'avait pas besoin de lui. Elle était inquiète de son absence prolongée.

Un soir, à la tombée de la nuit, Samel reparut à la porte de la chaumière. Il avait l'air fatigué, mais il n'était plus sombre.

"J'ai été loin, dans la montagne," dit-il brièvement, lorsque sa tante l'interrogea sur son voyage, et elle se tut.

Le Provençal et Dragon avaient tous deux le mal du pays, de leur pays d'adoption, de cette Australie où ils avaient de la place, de la solitude et mille moutons à garder.

Samel songeait à repartir; dans une de ses courses solitaires, il alla à Marseille pour s'enquérir des navires en partance pour l'Australie, et apprit que la Mary-Ann avait complété son chargement et allait mettre à la voile pour Sydney. Il regarda son chien: "Sans toi, je partirais avec l'Américain," dit-il; "mais si tu allais encore faire quelque frasque, il te laisserait noyer, et je ne veux plus t'attacher, tu en mourrais; nous attendrons." Le chien lui lécha les mains d'un air reconnaissant. On eût dit qu'il reconnaissait sa prison flottante.

Ce jour-là, Samel rentra au logis d'un pas chancelant. "Je ne sais pas ce que j'ai," répondait-il aux questions inquiètes de dame Marion; "je crois que j'ai mal à la tête." Il alla se coucher; il avait la fièvre.

Toute la nuit, il s'agita dans son lit; le matin, lors

qu'il parut dans la petite salle basse, la vieille femme fut effrayée. "Je suis un peu malade," disait le Provençal, "ça se passera." Et il resta tout le jour au coin du feu à grelotter. Le lendemain, il ne quitta pas son lit.... Ses yeux s'agrandissaient démesurément, ses joues se creusaient; il n'avait plus de forces. Dragon ne quittait pas son maître, il ne voulait pas descendre pour manger, on était obligé de lui apporter sa soupe auprès du lit.

"Tu as peur que je ne m'en aille sans toi, mon pauvre vieux," disait Samel, " ça sera peut-être vrai un de ces jours."

On n'avait pas fait venir le médecin, mais le malade se mourait. Un soir, il était seul avec la tante Marion; il se souleva à demi sur son lit, et parlant à Dragon:

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"Nous ne reverrons plus notre troupeau," disait-il à demi-voix, nous ne courrons plus dans les grandes prairies, nous ne traverserons plus les rivières. Te rappelles-tu les moutons de ton ancien maître que tu allais chercher si loin ? "

Et Dragon remuait doucement la queue, en léchant la main de son maître.

"Vous le garderez, tante Marion," dit le Provençal; "je vous ai laissé la petite maison, j'ai pris soin de vous; chez le notaire du canton... vous trouverez mon testament; je l'avais fait quand... je croyais repartir... pour là-bas; mais c'est... un plus grand voyage... Dieu aura pitié de moi..."

Sa voix s'éteignait. Quand Marthe vint le lendemain matin pour savoir des nouvelles de son frère, la tante Marion était à genoux, priant auprès du lit:-Gaspard était mort.

Marthe pleurait, Ulysse cherchait à la consoler, la

tante Marion réfléchissait au passé, à l'arrivée de Samel, au coup qu'il avait reçu en apprenant que sa sœur allait se marier, à sa tristesse croissante :

"Il n'avait que son chien," se disait-elle. Et elle se pencha pour caresser Dragon.

Le chien dormait. Il se leva lentement, étira ses membres engourdis, puis, se dressant, il posa ses pattes sur le lit pour lécher la main de son maître. L'attouchement glacial de la mort l'étonna; il s'approcha du visage, et passa doucement sa langue sur les lèvres froides, puis poussant un gémissement plaintif, il se laissa retomber lourdement à terre, et se coucha au pied du lit.

"Je crois vraiment qu'il a compris," dit Ulysse en se baissant pour caresser le chien.

Dragon releva la tête, et montra les dents. Il n'avait jamais témoigné ni goût ni aversion pour le jeune homme, mais là, auprès du corps de son maître, il semblait vouloir le protéger, et le chien savait bien que le Provençal n'aimait pas Ulysse.

"Dragon! mon bon chien!" dit Marthe.

Il ne bougea pas. Il releva seulement la tête, lorsque la main ridée de la tante Marion s'appuya sur son cou. Il sentit une petite larme, une des larmes rares de la vieillesse tomber sur son museau. Alors il regarda la vieille femme; le chien ne pleurait pas, mais ses yeux étaient si suppliants, si profondément tristes, que Marthe se détourna en sanglotant.

"Viens, Dragon," dit la tante Marion en se levant, "viens, mon chien, il n'a plus besoin de toi."

Dragon avait caché sa tête entre ses pattes; il n'avait pas l'air d'entendre.

"Viens, Dragon," répétait Marthe.

Mais le chien ne bougeait pas.

Ulysse voulut le prendre dans ses bras pour l'emporter; un grondement sourd se fit entendre; tous les poils de l'animal étaient hérissés, ses yeux étincelaient, Marthe saisit son mari par le bras: "Laisse-le tranquille, il te fera du mal," dit-elle avec effroi.

Et tous trois descendirent dans la salle basse, laissant Dragon tout seul avec le corps de son maître.

Deux jours s'écoulèrent. On avait enterré le Provençal; Dragon avait suivi son maître au cimetière, et il n'en était pas revenu. Un soir, la tante Marion allait se coucher, lorsqu'elle entendit un hurlement plaintif.

"C'est Dragon!" se dit-elle.

Et elle ouvrit. Le chien entra; il se traînait à peine, il grattait à la porte de l'escalier.

"Il n'est plus là, mon chien," dit la vieille femme.

Mais elle ouvrit la porte. Le chien monta jusqu'à la petite chambre; la fenêtre était ouverte, les matelas enlevés, toute trace d'habitation avait disparu. Dragon s'approcha du lit, et s'étendit auprès; il était haletant.

"Je parie qu'il n'a rien mangé," se dit Marion.

Et elle descendit pour chercher un reste de soupe. Le chien avait les yeux fermés lorsqu'elle revint. Elle essaya en vain de lui ouvrir les dents et de lui faire avaler quelque nourriture; il secouait la tête et la regardait tristement. Elle le laissa enfin avec

l'écuelle à côté de lui.

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Quand il aura faim, il mangera," disait-elle.

Lorsqu'elle vint le lendemain matin pour voir si le

chien allait mieux, il était mort.

DE WITT, née GUIZOT.

32.

LE PAPILLON-ESPOIR.

L'espérance ici-bas vaut mieux qu'un bien présent; On regrette son rêve en le réalisant.

Seul, d'un éclat doré, l'avenir se colore;
Demain, en devenant aujourd'hui, se déflore.
On atteint le bonheur: il ôte promptement
Son masque; on reconnaît le désenchantement.

Voyez ce papillon aux couleurs enflammées,
Avec quatre ailes d'or, d'yeux de pourpre semées!
Être agile, éthéré, folâtre, gracieux,

Promenant en zigzags son vol capricieux,

Il va, revient, repart, monte, descend, tournoie,
Baise, en passant, les fleurs où sa trompe se noie,
Joyau vivant que Dieu, qui l'a colorié,

A de riches fleurons partout armorié.

Qu'un brutal, sans pitié pour des membres si frêles,
Parvienne à le pincer par ses fragiles ailes,
Le prodige est détruit. Cet insecte charmant,
Cet être, vulnérable au moindre attouchement,
Pauvre souffre-douleur qui tremble, qui tressaille,
Effaré, comprimé par l'horrible tenaille,
Palpitant sous la main qui retient son essor,
Perd, en se débattant, son carmin et son or,
Se mutile, se froisse, et bientôt il ne reste
Du sylphe aérien, si splendide et si leste,
Qui semblait voltiger en vingt lieux à la fois,
Qu'un pastel impalpable estompé sous les doigts.
AMÉDÉE POMMIER.

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