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que deviendrait Mlle. Cécile en apercevant contre la muraille de gros lézards gris avec d'énormes têtes, des yeux noirs saillants et la queue en forme de feuille ? Ce serait peine perdue d'appeler Augustin pour les chasser: il y en a partout, au plafond, dans tous les coins, et il faut passer la nuit dans cette société, s'endormir malgré soi, avec la certitude d'être attaqué la nuit sans moyens de défense.

CECILE.-Mon père, c'est affreux! Je ne comprends pas qu'on aille dans de pareils pays.

M. LHALLIER.-Tu ne peux pas effectivement comprendre l'attrait qu'éprouve l'homme à connaître d'autres hommes et des pays nouveaux.

CÉCILE.-Et puis, aller si loin pour gagner de l'argent! s'exposer à de si grandes fatigues!

M. LHALLIER.—-On veut assurer une belle fortune à ses enfants.

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CÉCILE.-Oh! père chéri, nous n'avions pas besoin d'être riches pour être heureux! Quand Charles, mon maître de géographie, me montrait sur la carte le détroit de la Sonde, j'étais loin de me douter que vous étiez là. Et Java! comment sont les Malais? Je me figure ces gens-là très-laids.

M. LHALLIER.-Tu te trompes: tous ne sont pas beaux assurément; mais on en voit à la démarche vaillante. Leur visage est ovale; ils ont des yeux en amande, sombres et brillants, le nez fin et droit, la bouche grande et ombragée d'une moustache mince, lisse et noire comme du charbon, le front haut et large, des cheveux soyeux et lustrés.

CÉCILE.-Comment sont-ils habillés ?

M. LHALLIER.-Ils portent le turban, une veste collante et une jupe grise zébrée d'arabesques.

CECILE.-Augustin prétend que les meilleurs fruits du monde sont aux Indes. Est-ce-vrai ?

M. LĦALLIER.-Il est certain que l'Inde a des fruits délicieux et merveilleux : la nanka, espèce de pomme de pin, qui a le goût de fromage à la crême; les bananes, le mangoustan à l'écorce violette à la surface, rouge-sang à l'intérieur, et la pulpe blanche, mais dont on ne saurait dire le goût, plus fin que celui de notre raisin, d'une fraîcheur, d'une saveur qui en font le premier fruit du monde.

CECILE.-Mon père, quand vous aurez mangé des raisins de Sainte-Radegonde, vous parlerez autrement. M. LHALLIER.-Je suis tout disposé à modifier mon jugement.

Le travail de Cécile n'avançait guère, comme vous pouvez le croire. M. Lhallier n'éprouvait pas seulement du plaisir à causer avec sa fille, il pensait, avec raison, que cette leçon de géographie vivante remplaçait avec avantage le meilleur livre et l'atlas le plus exact. CÉCILE.-Vous avez vu de belles forêts, des rivières, du café de Java ?

M. LHALLIER.-Oui, j'ai traversé de belles forêts, des voûtes de verdure, de vastes prairies; l'on y rencontre des flaques d'eau d'un bleu d'azur, où se mirent de grands oiseaux, qui se promènent tranquillement.

CÉCILE. C'est ça qui me plairait!

M. LHALLIER.-Le soleil baisse; allons à la rencontre de tes frères.

Cécile n'insista pas. Deux minutes étaient à peine écoulées, et le père et la fille étaient en route. La canne de bambou de M. Lhallier donna à la conversation un nouvel intérêt.

CÉCILE.-Votre canne est de bambou ?

M. LHALLIER.-Par exemple, je peux t'en conter long sur ce produit naturel du pays. Les indigènes en tirent un parti admirable. On l'emploie comme bois de charpente dans la construction des maisons, on en fait des cloisons à l'intérieur.

CECILE.-Mais les ouragans terribles dont vous m'avez parlé doivent emporter tout cela.

M.LHALLIER.-Le bambou, quoique fort léger, est fort solide. Les maisons de bambous résistent aux vents les plus terribles et aux tremblements de terre; elles ont l'avantage inouï de ne coûter presque rien, quatre roupies, douze francs.

CÉCILE.-Les propriétaires de ces maisons-là ne doivent pas être orgueilleux! Jamais je n'aurais supposé qu'on pût employer le bambou à des constructions.

M. LHALLIER.-Ce n'est pas tout ce bois léger est la meilleure barrière qu'on puisse opposer aux attaques des tigres.

CECILE.-Vous plaisantez, mon père !

M. LĦALLIER.-Ces animaux ont horreur du bambou, dont la peau vernissée agace leurs dents et leurs griffes... CÉCILE.-Oh! quand Modeste a mal aux dents, elle ne remuerait pas une paille.

M. LHALLIER.-Écoute donc, Cécile. La meilleure cage pour enfermer une de ces bêtes fauves est une cage de bambou. On emploie encore le bambou pour les fermetures des fenêtres et des portes; c'est le verrou le plus sûr. Les rizières sont préservées de la visite des bêtes féroces par des barrières de bambous. Enfin, les indigènes si industrieux font avec ce bois des vases pour cuire le riz à la vapeur, des siéges fort élégants, des instruments de musique et une foule d'autres objets.

JULIE GOURAUD.

7.

LE ROUGE-GORGE.

Dans les rigueurs de l'hiver, un rouge-gorge vint frapper à la fenêtre d'un bon paysan, comme pour lui demander la permission d'entrer. Le paysan ouvrit la fenêtre, et reçut amicalement dans sa demeure la confiante petite bête. Alors le rouge-gorge se mit à becqueter les miettes de pain qui tombaient de la table, et les enfants du paysan se réjouissaient de le voir.

Mais lorsque le printemps apparut dans la contrée et que les arbrisseaux se couvrirent de feuilles, le paysan ouvrit sa fenêtre, et son petit hôte s'envola dans la forêt voisine, et chanta sa joyeuse chanson.

Puis voilà qu'au retour de l'hiver, le rouge-gorge revint au foyer du paysan, amenant avec lui sa petite compagne. Et le paysan et ses enfants se plaisaient à voir comme les oiseaux les regardaient avec confiance: "Ah!" dit l'un des enfants, "ils nous regardent comme s'ils voulaient nous dire quelque chose."

-"Oui," répliqua le père, "et s'ils pouvaient parler, ils vous diraient: La confiance éveille la confiance, et l'affection produit l'affection."

X. MARMIER.

8.

LE CHARDONNERET ET L'OUVRIER.

HISTOIRE CANADIENNE.

Il y a quelques années, un émigrant allemand alla s'établir dans le Haut-Canada, à Toronto. C'était un cordonnier qui n'avait pour tout bien que son indus

trie et ses ustensiles de travail; de plus, un chardonneret, qu'il apportait de son village d'Allemagne, et dont il avait eu grand soin pendant la traversée. Il loua une échoppe et se mit à la besogne, et, chaque matin en se levant, il suspendait à la fenêtre de son humble atelier la cage de son chardonneret. Pendant que l'ouvrier travaillait, l'oiseau battait des ailes et chantait pour le récréer. Peut-être qu'il lui chantait des airs qui le faisaient penser à son pays et lui réjouissaient le cœur. Tous les jours, le cordonnier chantait gaiement dans sa cellule, en face de son gentil compagnon, et probablement il ne se doutait guère que cet oiseau devait aider à sa fortune. Mais un passant, ayant entendu les mélodies du chardonneret, en parla dans une riche maison de la ville, puis dans une autre. Les belles dames et les jeunes filles voulurent voir ce petit musicien étranger qui chantait si bien, et s'intéressèrent au laborieux artisan qui l'avait apporté de si loin.

Quelques années après, le cordonnier mourut. Ses meubles, sa boutique furent vendus au profit de ses héritiers. Le gouverneur de Toronto acheta le chardonneret, et le fit aussitôt placer à la fenêtre de son salon. Mais en vain il attendit quelques-unes de ces jolies roulades qui, naguère, résonnaient si vivement dans l'échoppe de l'ouvrier. En vain, pour raviver l'oiseau qui paraissait attristé, il fit remplir le bassin de sa cage de l'eau la plus pure et du meilleur millet.

L'oiseau était comme la pensée de vie de son humble maître. Le maître mort, l'oiseau resta muet.

X. MARMIER.

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