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monde, & le nôtre eft prefque tout changé ; l'Europe chrétienne devient une efpèce de république immenfe, où la balance du pouvoir eft établie mieux qu'elle ne le fut en Grèce. Une correfpondance perpétuelle en lie toutes les parties, malgré les guerres que l'ambition des rois fufcite, & même malgré les guerres de religion encore plus destructives. Les arts, qui font la gloire des Etats, font portés à un point que la Grèce & Rome ne connurent jamais. Voilà l'histoire qu'il faut que tout homme sache; c'est là qu'on ne trouve ni prédictions chimériques, ni oracles menteurs, ni faux miracles, ni fables infenfées : tout y eft vrai, aux petits détails près, dont il n'y a que les petits efprits qui fe foucient beaucoup. Tout nous regarde, tout eft fait pour nous; l'argent fur lequel nous prenons nos repas, nos meubles, nos befoins, nos plaifirs nouveaux, tout nous fait fouvenir, chaque jour, que l'Amérique & les grandes Indes, & par conféquent toutes les parties du monde entier, font réunies depuis environ deux fiècles & demi par l'induftrie de nos pères. Nous ne pouvons faire un pas qui ne nous avertiffe du changement qui s'eft opéré depuis dans le monde. Ici ce font cent villes, qui obéiffaient au pape, & qui font devenues libres. Là on a fixé pour un temps les priviléges de toute l'Allemagne : ici fe forme la plus belle des républiques, dans un terrain que la mer menace chaque jour d'engloutir; l'Angleterre a réuni la vraie liberté avec la royauté; la Suède l'imite, & le Danemarck n'imite point la Suède. Que je voyage en Allemagne, en France, en Espagne, par-tout je trouve les traces de cette longue querelle, qui a

fubfifté entre les maifons d'Autriche & de Bourbon. unies par tant de traités, qui ont tous produit des guerres funeftes. Il n'y a point de particulier en Europe, fur la fortune duquel tous ces changemens n'aient influé. Il fied bien après cela de s'occuper de Salmanafar & de Mardokempad, & de rechercher les anecdotes du perfan Cayamarrat, & de Sabaco Métophis! Un homme mûr, qui a des affaires sérieuses, ne répète point les contes de sa nourrice.

ARTICLE XI I I.

PEUT

Suite du même fujet.

EUT-ETRE arrivera-t-il bientôt dans la manière d'écrire l'hiftoire ce qui eft arrivé dans la phyfique. Les nouvelles découvertes ont fait profcrire les anciens fystèmes. On voudra connaître le genrehumain dans ce détail intéreffant, qui fait aujourd'hui la bafe de la philofophie naturelle.

On commence à refpecter très-peu l'aventure de Curtius, qui referma un gouffre en fe précipitant au fond lui & fon cheval. On fe moque des boucliers defcendus du ciel, & de tous les beaux talismans dont les dieux fefaient préfent fi libéralement aux hommes; & des veftales, qui mettaient un vaisseau à flot avec leur ceinture; & de toute cette foule de fottifes célébres dont les anciens hiftoriens regorgent. On n'eft guère plus content, que dans fon hiftoire ancienne M. Rollin nous parle férieufement du roi

Nabis, qui fefait embraffer fa femme par ceux qui lui apportaient de l'argent, & qui mettait ceux qui lui en refusaient dans les bras d'une belle poupée toute femblable à la reine, & armée de pointes de fer fous fon corps-de-jupe. On rit, quand on voit tant d'auteurs répéter les uns après les autres que le fameux Othon, archevêque de Mayence, fut affiégé & mangé par une armée de rats en 698; que des pluies de fang inondèrent la Gascogne en 1017; que deux armées de ferpens fe battirent près de Tournay en 1059. Les prodiges, les prédictions, les épreuves par le feu, &c. font à préfent dans le même rang que les contes d'Hérodote.

Je veux parler ici de l'hiftoire moderne, dans laquelle on ne trouve ni poupées qui embraffent les courtisans, ni évêques mangés par les rats.

On a grand foin de dire quel jour s'eft donnée une bataille, & on a raison. On imprime les traités, on décrit la pompe d'un couronnement, la cérémonie de la réception d'une barrette, & même l'entrée d'un ambassadeur, dans laquelle on n'oublie ni fon fuiffe ni fes laquais. Il eft bon qu'il y ait des archives de tout, afin qu'on puiffe les confulter dans le befoin, & je regarde à préfent tous les gros livres comme des dictionnaires. Mais après avoir lu trois ou quatre mille defcriptions de batailles & la teneur de quelques centaines de traités, j'ai trouvé que je n'étais guère plus inftruit au fond. Je n'apprenais là que des événemens. Je ne connais pas plus les Français & les Sarrazins par la bataille de Charles Martel, que je ne connais les Tartares & les Turcs par la victoire que Tamerlan remporta fur Bajazet.

J'avoue que quand j'ai lu les mémoires du cardinal de Retz & de Mme de Motteville, je fais ce que la reine-mère a dit mot pour mot à M. de Jerfay; j'apprends comment le coadjuteur a contribué aux barricades; je peux me faire un précis des longs difcours qu'il tenait à Mme de Bouillon. C'eft beaucoup pour ma curiofité; c'eft pour mon inftruction très-peu de chofe. Il y a des livres qui m'apprennent les anecdotes vraies ou fauffes d'une cour. Quiconque a vu les cours, ou a eu envie de les voir, eft auffi avide de ces illuftres bagatelles qu'une femme de province aime à favoir les nouvelles de fa petite ville. C'eft au fond la même chofe & le même mérite. On s'entretenait fous Henri IV des anecdotes de Charles IX. On parlait encore de M. le duc de Bellegarde dans les premières années de Louis XIV. Toutes ces petites miniatures se confervent une génération ou deux, & periffent enfuite pour jamais.

On néglige cependant pour elles des connaiffances d'une utilité plus fenfible & plus durable. Je voudrais apprendre quelles étaient les forces d'un pays avant une guerre, & fi cette guerre les a augmentées ou diminuées. L'Espagne a-t-elle été plus riche avant la conquête du nouveau monde qu'aujourd'hui ? De combien était-elle plus peuplée du temps de Charles-Quint que fous Philippe IV? Pourquoi Amsterdam contenait-elle à peine vingt mille ames il y a deux cents ans ? pourquoi a-t-elle aujourd'hui deux cents quarante mille habitans ? & comment le fait-on pofitivement? De combien l'Angleterre estelle plus peuplée qu'elle ne l'était fous Henri VIII? Serait-il vrai ce qu'on dit dans les Lettres perfanes,

que les hommes manquent à la terre, & qu'elle eft depeuplée en comparaifon de ce qu'elle était il y a deux mille ans? Rome, il eft vrai, avait alors plus de citoyens qu'aujourd'hui. J'avoue qu'Alexandrie & Carthage étaient de grandes villes; mais Paris, Londres, Conftantinople, le grand Caire, Amfterdam, Hambourg n'exiftaient pas. Il y avait trois cents nations dans les Gaules; mais ces trois cents nations ne valaient la nôtre ni en nombre d'hommes ni en induftrie. L'Allemagne était une forêt : elle est couverte de cent villes opulentes. Il femble que l'efprit de critique, laffé de ne perfécuter que des particuliers, ait pris pour objet l'univers. On crie toujours que ce monde dégénère, & on veut encore qu'il fe dépeuple. Quoi donc, nous faudra-t-il regretter les temps où il n'y avait pas de grand chemin de Bordeaux à Orléans, & où Paris était une petite ville dans laquelle on s'égorgeait? On a beau dire, l'Europe a plus d'hommes qu'alors, & les hommes valent mieux. On pourra favoir dans quelques années combien l'Europe eft en effet peuplée; car dans prefque toutes les grandes villes on rend public le nombre des naiffances au bout de l'année; & fur la règle exacte & fûre que vient de donner un hollandais auffi habile qu'infatigable, on fait le nombre des habitans par celui des naissances. Voilà déjà un des objets de la curiofité de quiconque veut lire l'histoire en citoyen & en philofophe. Il fera bien loin de s'en tenir à cette connaissance; il recherchera quel a été le vice radical & la vertu dominante d'une nation; pourquoi elle a été puiffante ou faible fur la mer; comment & jufqu'à quel

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