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mains d'un libraire qui ne manqua pas de l'imprimer, & un correcteur d'imprimerie de Hollande intitula critique cette inftruction de M. Poniatowski, pour la mieux débiter. C'est un des moindres brigandages qui s'exercent dans la librairie.

La Motraye, domeftique de M. Fabrice, avait auffi imprimé quelques remarques fur cette hiftoire. Parmi les erreurs & les petiteffes dont cette critique de la Motraye eft remplie, il ne laiffe pas de fe trouver quelque chofe de vrai & d'utile, & j'ai eu foin d'en faire usage dans les dernières éditions, & furtout dans celle de 1739: car en fait d'histoire, rien n'eft à négliger, & il faut confulter, fi l'on peut, les rois & les valets de chambre.

ARTICLE

X I I.

Remarques fur la manière d'étudier & d'écrire l'hiftoire.

NE ceffera-t-on jamais de nous tromper fur l'avenir,

le préfent & le paffé? Il faut que l'homme foit bien né pour l'erreur, puifque dans ce fiècle éclairé on prend tant de plaifir à nous débiter les fables d'Hérodote, & des fables encore qu'Hérodote n'aurait jamais ofé conter même à des Grecs.

Que gagne-t-on à nous redire que Ménés était petit-fils de Noé?& par quel excès d'injuftice peut-on fe moquer des généalogies de Moréri, quand on en fabrique de pareilles? Certe Noé envoya fa famille voyager loin;

fon petit-fils Ménés en Egypte, fon autre petit-fils à la Chine, je ne fais quel autre petit-fils en Suède, & un cadet en Espagne. Les voyages alors formaient les jeunes gens bien mieux qu'aujourd'hui : il a fallu chez nos nations modernes des dix ou douze fiècles. pour s'inftruire un peu de la géométrie; mais ces voyageurs, dont on parle, étaient à peine arrivés dans des

pays incultes, qu'on y prédifait les éclipfes. On ne peut douter au moins que l'hiftoire authentique de la Chine ne rapporte des éclipfes calculées il y a environ quatre mille ans. Confucius en cite trentefix, dont les miffionnaires mathématiciens ont vérifié trente-deux. Mais ces faits n'embarrassent point ceux qui ont fait Noé grand-père de Fo-hi; car rien ne les embarraffe.

D'autres adorateurs de l'antiquité nous font regarder les Egyptiens comme le peuple le plus fage de la terre; parce que, dit-on, les prêtres avaient chez eux beaucoup d'autorité : & il fe trouve que ces prêtres fi fages, ces légiflateurs d'un peuple fage, adoraient des finges, des chats & des oignons. On a beau fe récrier fur la beauté des anciens ouvrages égyptiens, ceux qui nous font reftés font des maffes informes; la plus belle ftatue de l'ancienne Egypte n'approche pas de celle du plus médiocre de nos ouvriers. Il a fallu que les Grecs enfeignaffent aux Egyptiens la fculpture: il n'y a jamais eu en Egypte aucun bon ouvrage que de la main des Grecs. Quelle prodigieufe connaisfance, nous dit-on, les Egyptiens avaient de l'astronomie! les quatre côtés d'une grande pyramide font expofés aux quatre régions du monde ; ne voilà-t-il pas un grand effort d'aftronomie? Ces Egyptiens

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étaient-ils autant de Caffini, de Halley, de Keplers, de Ticho-Brahé? Ces bonnes gens racontaient froidement à Herodote que le foleil en onze mille ans s'était couché deux fois où il fe lève : c'était-là leur aftronomie.

Il en coûtait, répète M. Rollin, cinquante mille écus pour ouvrir & fermer les éclufes du lac Moris. M. Rollin eft cher en éclufes, & fe mécompte en arithmétique. Il n'y a point d'éclufe qui ne doive s'ouvrir & fe fermer pour un écu, à moins qu'elles ne foient très-mal faites. Il en coûtait, dit-il, cinquante talens pour ouvrir & fermer ces éclufes. Il faut favoir qu'on évalua le talent du temps de Colbert à trois mille livres de France. Rollin ne fonge pas que depuis ce temps la valeur numéraire de nos espèces eft augmentée presque du double, & qu'ainfi la peine d'ouvrir les éclufes du lac Moris aurait dû coûter, felon lui, environ trois cents mille francs, ce qui eft à peu près deux cents quatre-vingt-dix-fept mille livres plus qu'il ne faut. Tous les calculs de fes treize tomes se reffentent de cette inattention. Il répète encore, après Hérodote, qu'on entretenait d'ordinaire en Egypte, c'eft-à-dire dans un pays beaucoup moins grand que la France, quatre cents mille foldats; qu'on donnait à chacun cinq livres de pain par jour, & deux livres de viande. C'eft donc huit cents mille livres de viande par jour pour les feuls foldats, dans un pays où l'on n'en mangeait prefque point. D'ailleurs,à qui appartenaient ces quatre cents mille foldats, quand l'Egypte était divifée en plufieurs petites principautés ? On ajoute que chaque foldat avait fix arpens francs de contribution; voilà donc deux millions quatre cents mille

arpens,

arpens, qui ne payent rien à l'Etat. C'eft cependant ce petit Etat, qui entretenait plus de foldats que n'en a aujourd'hui le grand-feigneur, maître de l'Egypte & de dix fois plus de pays que l'Egypte n'en contient. Louis XIV a eu quatre cents mille hommes fous les armes pendant quelques années; mais c'était un effort, & cet effort a ruiné la France.

Si on voulait faire usage de sa raison au lieu de fa mémoire, & examiner plus que transcrire, on ne multiplierait pas à l'infini les livres & les erreurs ; il· faudrait n'écrire que des chofes neuves & vraies. Ce qui manque d'ordinaire à ceux qui compilent l'hiftoire, c'eft l'efprit philofophique : la plupart, au lieu de difcuter des faits avec des hommes, font des contes à des enfans. Faut-il qu'au fiècle où nous vivons on imprime encore le conte des oreilles de Smerdis, & de Darius, qui fut déclaré roi par fon cheval, lequel hennit le premier ; & de Sanacharib, ou Sennakérib, ou Sennacabon, dont l'armée fut détruite miraculeufement par des rats? quand on veut répéter ces contes, il faut du moins les donner pour ce qu'ils font.

;

Eft-il permis à un homme de bon fens, né dans le dix-huitième fiècle, de nous parler férieusement des oracles de Delphes? tantôt de nous répéter que cet oracle devina que Créfus fefait cuire une tortue & du mouton dans une tourtière; tantôt de nous dire que des batailles furent gagnées fuivant la prédiction d'Apollon, & d'en donner pour raison le pouvoir du diable? M. Rollin, dans fa compilation de l'histoire ancienne, prend le parti des oracles contre Mrs Van-Dale Fontenelle & Bafnage: pour M. de Fontenelle, dit-il, ne faut regarder que comme un ouvrage de jeuneffe fon livre Mélanges hift. Tome II.

E

il

contre les oracles, tiré de Van-Dale. J'ai bien peur que cet arrêt de la vieilleffe de Rollin contre la jeuneffe de Fontenelle ne foit caffé au tribunal de la raison; les rhéteurs n'y gagnent guère leurs causes contre les philofophes. Il n'y a qu'à voir ce que dit Rollin dans fon dixième tome, où il veut parler de phyfique : il prétend qu'Archimède, voulant faire voir à fon bon ami le roi de Syracufe la puiffance des mécaniques, fit mettre à terre une galère, la fit charger doublement, & la remit doucement à flot en remuant un doigt, fans fortir de deffus fa chaife. On fent bien que c'estlà le rhéteur qui parle : s'il avait été un peu philofophe, il aurait vu l'abfurdité de ce qu'il avance.

Il me femble que fi l'on voulait mettre à profit le temps préfent, on ne pafferait point fa vie à s'infatuer des fables anciennes. Je confeillerais à un jeune homme d'avoir une légère teinture de ces temps reculés; mais je voudrais qu'on commençât une étude férieuse de l'hiftoire au temps où elle devient véritablement intéreffante pour nous : il me femble que c'eft vers la fin du quinzième fiècle. L'imprimerie, qu'on invente en ce temps-là, commence à la rendre moins incertaine. L'Europe change de face; les Turcs, qui s'y répandent, chaffent les belles-lettres de Conftantinople; elles fleuriffent en Italie; elles s'établissent en France; elles vont polir l'Angleterre, l'Allemagne & le Septentrion. Une nouvelle religion fépare la moitié de l'Europe de l'obédience du pape. Un nouveau fyftème de politique s'établit ; on fait, avec le fecours de la bouffole, le tour de l'Afrique ; & on commerce avec la Chine plus aifément que de Paris à Madrid. L'Amérique eft découverte; on fubjugue un nouveau

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