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ARTICLE IX.

Eclairciffemens fur quelques anecdotes.

Nous penfâmes toujours qu'il ne faut jamais

répondre à fes critiques, quand il s'agit de goût. Vous trouvez la Henriade mauvaise, faites-en une meilleure. Zaïre, Mérope, Mahomet, Tancrède vous paraiffent ridicules, à la bonne heure. Quant à l'hiftoire, c'eft autre chofe. L'auteur à qui on conteste un fait, une date, doit ou fe corriger, s'il a tort, ou prouver qu'il a raifon. Il eft permis d'ennuyer le public; il n'eft pas permis de le tromper.

Notre efquiffe de l'effai fur l'histoire de l'efprit & des mœurs des nations fut terminée par celle du grand fiècle de Louis XIV. Nous ne cherchâmes que le vrai, & nous pouvons affurer que jamais l'hiftoire contemporaine ne fut plus fidelle. On nous nia d'abord l'anecdote de l'homme au mafque de fer; & il eft très - utile que de tels faits ne paffent pas fans contradiction. Celui-ci fut reconnu auffi véritable qu'il était extraordinaire; vingt auteurs s'égarèrent en conjectures, & nous ne hasardâmes jamais notre opinion fur ce fait avéré, dont il n'eft aucun exemple dans l'hiftoire du monde.

Les préjugés de l'Europe & de tous les écrivains s'élevaient contre nous, lorfque nous affurâmes que Louis XIV n'avait eu aucune part au teftament de Charles II, roi d'Espagne, en faveur de la maison de

France: cette vérité fut confirmée par les mémoires de M. de Torcy & par le temps.

C'eft le temps qui nous a aidés à ouvrir les yeux du public fur ce débordement de calomnies abfurdes qui fe répandit par-tout vers les derniers jours de Louis XIV contre le duc d'Orléans, régent de France. Les Nonottes nous foutinrent que l'archevêque de Cambrai, Fénélon, n'avait jamais fait ces vers agréables & philofophiques fur un air de Lulli:

Jeune, j'étais trop fage

Et voulais trop favoir :
Je ne veux, à mon âge,

Que badinage;

Et touche au dernier âge
Sans rien prévoir.

On les avait inférés dans une édition de Mme Guyon; & lorfque M. de Fénélon, ambaffadeur en Hollande, fit imprimer le Télémaque de fon oncle, ces vers furent reftitués à leur auteur: on les imprima dans plus de cinquante exemplaires, dont un fut en notre poffeffion. Quelques lecteurs craignirent que ces vers innocens ne donnaffent un prétexte aux janféniftes d'accufer l'auteur qui avait écrit contr'eux, de s'être paré d'une philofophie trop fceptique, & furent caufe qu'on retrancha ce madrigal du refte de l'édition du Télémaque. C'eft de quoi nous fûmes témoins. Mais les cinquante exemplaires exiftent; qu'importe d'ailleurs que l'auteur d'un beau roman ait fait ou non une chanfon jolie?

Fefons ici l'aveu que toutes ces vérités hiftoriques, qui ne peuvent intéreffer que quelques curieux dans

un

un petit canton de la terre, ne méritent pas d'être comparées aux vérités mathématiques & phyfiques qui font néceffaires au genre-humain. Cependant les querelles fur ces bagatelles ont été fouvent vives & fatales. Les difputes fur la phyfique font moins dangereufes; ce font des procès dont il y a peu de juges: mais en fait d'histoire, le plus borné des hommes peut vous chicaner fur une date, déterrer un auteur inconnu qui a penfe différemment de vous, abuser d'un mot pour vous rendre fufpect. Un moine, fi vous n'avez pas flatté fon ordre, peut calomnier impunément votre religion. Un parlement même était ulcéré, fi vous aviez décrit les folies & les fureurs de la fronde.

ARTICLE X.

LORSQU

De la philofophie de l'hiftoire.

ORSQU'APRÈs avoir conduit notre effai fur les mœurs & l'efprit des nations depuis l'établissement du chriftianisme jufqu'à nos jours, nous fûmes invités à remonter aux temps fabuleux de tous les peuples, & à lier, s'il était poffible, le peu de vérités que nous trouvâmes dans les temps modernes aux chimères de l'antiquité, nous nous gardâmes bien de nous charger d'une tâche à la fois fi pefante & fi frivole. Mais nous tâchâmes dans un difcours préliminaire, qu'on intitula Philofophie de l'hiftoire, de démêler comment naquirent les principales opinions qui unirent des Melanges hift. Tome II.

D

fociétés, qui enfuite les divifèrent, qui en armèrent plufieurs les unes contre les autres. Nous cherchâmes toutes ces origines dans la nature; elles ne pouvaient être ailleurs. Nous vîmes que fi on fit descendre Tamerlan d'une race célefte, on avait donné pour aïeux à Gengis-kan une vierge & un rayon du foleil. Manco Capak s'était dit de la même famille en Amérique. Odin dans les glaces du Nord avait paffé pour le fils d'un dieu. Alexandre long-temps auparavant effaya d'être fils de Jupiter, dût-il brouiller, comme on le dit, sa mère avec Junon. Romulus passa chez les Romains pour le fils de Mars. La Grèce avant Romulus fut couverte d'enfans des dieux. La fable de l'arabe Bak ou Bacchus, à qui on donna cent noms différens, eft le plus ancien exemple qui nous foit resté de ces généalogies. D'où put venir cette conformité d'orgueil & de folie entre tant d'hommes féparés par la distance des temps & des lieux, fi ce n'eft de la nature humaine par-tout orgueilleuse, par-tout menteufe, & qui veut toujours en impofer? ce fut donc en confultant la nature que nous tâchâmes de porter quelque faible lumière dans le ténébreux chaos de l'antiquité.

Il ne faut pas s'enquérir quel eft le plus favant, dit Montagne, mais quel est le mieux favant. Il a plu à M.Larcher, très-favant homme, à la manière ordinaire, de combattre notre philofophie par son autorité. (ƒ) Ainfi il était impoffible que nous nous rencontraffions.

Nous avions, parmi les contes d'Hérodote, trouvé fort ridicule, avec tous les honnêtes gens, le conte qu'il nous fait des dames de Babylone, obligées par

(f) Voyez la Défenfe de mon oncle dans ce volume.

la loi facrée du pays d'aller une fois dans leur vie se proftituer aux étrangers pour de l'argent au temple de Milita. Et M. Larcher nous foutenait que la chofe était vraie, puifqu'Hérodote l'avait dite. Il joint pourtant une raifon à cette autorité, c'est qu'on avait dans d'autres pays facrifié des enfans aux dieux, & qu'ainfi on pouvait bien ordonner que toutes les dames de la ville la plus opulente & la plus policée de l'Orient, & furtout les dames de qualité, gardées par des eunuques fe proftituaffent dans

temple.

un

Mais il ne réfléchiffait pas que fi la fuperftition immola des victimes humaines dans de grands dangers & dans de grands malheurs, ce n'eft pas une raifon pour que des légiflateurs ordonnent à leurs femmes & à leurs filles de coucher avec le premier venu dans un temple ou dans la facriftie pour quelques deniers. La fuperftition eft fouvent très-barbare; mais la loi n'attaque jamais l'honnêteté publique, furtout quand cette loi fe trouve d'accord avec la jaloufie des maris, & avec les intérêts & l'honneur des pères de famille.

M. Larcher voulut donc nous démontrer que les maris proftituaient leurs femmes dans Babylone, & que les mères en fefaient autant de leurs filles. Sa raifon était que Sextus-Empiricus & quelques poëtes latins ont dit qu'il fallait absolument qu'un mage en Perfe fût né de l'incefte d'un fils avec fa mère. On eut beau lui remontrer que cette calomnie des Grecs & des Romains contre les Perfes leurs ennemis reffemble à tous les contes que notre peuple fait encore tous les jours des Turcs, & de Mahomet II, & de Mahomet le

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