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qui dit que la maladie dont ces princes étaient morts n'était pas naturelle. C'eft une chose qui m'étonne toujours, que les Français, qui font aujourd'hui fi peu capables de commettre de grands crimes, foient fi prompts à les croire. Le fameux chimiste Homberg, vertueux philofophe & d'une fimplicité extrême, fut tout étonné d'entendre dire qu'on le foupçonnait; il courut vîte à la bastille pour s'y conftituer prifonnier on fe moqua de lui, & on n'eut garde de le recevoir; mais le public toujours téméraire fut long-temps imbu de ces bruits horribles, dont la fauffeté reconnue devrait apprendre aux hommes à juger moins légèrement, fi quelque chofe peut corriger les hommes.

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Un des malheurs de la fin du règne de Louis XIV fut le dérangement des finances; il commença dès l'an 1689. On fit porter tous les meubles d'argent orfévris à la monnaie, en dépouillant fa galerie & fon grand appartement de tous ces meubles admirables d'argent maffif, sculptés par Balin, fur les deffins du fameux le Brun, & de tout cela on ne retira que trois millions de profit. On établit la capitation en 1695 on fit des tontines. M. de Pontchartrain, en 1696, vendit des lettres de nobleffe à qui en voulait, pour deux mille écus, & enfuite on taxa à vingt francs la permiffion d'avoir un cachet.

Dans la guerre de 1701, l'épuisement parut extrême. M. Defmarets fut un jour réduit à prendre cent mille francs, qui étaient en dépôt chez les chartreux, & à mettre à la place des billets de monnaie dans un befoin preffant de l'Etat. Si on avait commencé par établir l'impôt du dixième, impôt Mélanges hift. Tome II.

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égal pour tout le monde par fa proportion, (ce qu'on ne fit qu'en 1710) le roi eût eu plus de ressources; mais au lieu de prendre cette voie, on ne fe fervit que de traitans qui s'enrichirent en ruinant le peuple. L'Etat ne manquait point d'argent, mais le difcrédit le tenait caché. Il a bien paru en dernier lieu dans la guerre de 1741, combien la France a de ressources. Non-feulement il n'y a pas cu un moment de difcrédit, mais on ne l'a jamais craint. Rien ne prouve mieux que la France bien adminiftrée eft le plus puiffant empire de l'Europe.

ARTICLE X X I X.

Détails fur les Oeuvres hiftoriques de l'auteur. (*) LA manière dont j'ai étudié l'histoire était pour

moi & non pour le public; mes études n'étaient point faites pour être imprimées. Une perfonne très-rare dans fon fiècle & dans tous les fiècles, dont l'efprit s'étendait à tout, voulut enfin apprendre avec moi l'histoire pour laquelle elle avait eu d'abord autant de dégoût que le P. Mallebranche, parce qu'elle avait comme lui de très-grands talens pour la métaphyfique & la géométrie. Que m'importe, ,, disait-elle, à moi française vivant dans ma terre, ,, de favoir qu'Egil fuccéda au roi Haquin en Suède? , & qu'Otoman était fils d'Ortogul? J'ai lu avec plaifir les hiftoires des Grecs & des Romains; elles pré,, fentaient à mon efprit de grands tableaux qui ›› m'attachaient. Mais je n'ai pu encore achever

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(*) Ce fragment eft tiré de la préface d'une des premières éditions de L'Effai fur les mœurs & l'efprit des nations.

, aucune grande hiftoire de nos nation's modernes ; ,, je n'y vois guère que de la confufion, une foule

de petits événemens fans liaison & fans fuite , mille batailles qui n'ont décidé de rien, & dans

lefquelles je n'apprenais pas feulement de quelles ,, armes on fe fervait pour se détruire. J'ai renoncé " à une étude auffi fèche qu'immenfe qui accable l'efprit fans l'éclairer. ››

Mais, lui dis-je, fi parmi tant de matériaux brutes & informes vous choififfiez de quoi vous faire un édifice à votre ufage; fi en retranchant tous les détails des guerres, auffi ennuyeux qu'infidelles, toutes les petites négociations qui n'ont été que des fourberies inutiles, toutes les aventures particulières qui étouffent les grands événemens; fi en confervant celles qui peignent les mœurs vous fefiez de ce chaos un tableau général & bien articulé ; fi vous cherchiez à démêler dans les événemens l'hiftoire de l'efprit humain, croiriezvous avoir perdu votre temps?

Cette idée la détermina; & c'eft fur ce plan que je travaillai: je fus d'abord étonné du peu de fecours que je trouvai dans la multitude immenfe des livres.

Je me fouviens que quand nous commençâmes à ouvrir Puffendorf, qui avait écrit dans Stockholm, & à qui les archives de l'Etat furent ouvertes, nous nous affurions d'y trouver quelles étaient les forces de ce pays, combien il nourriffait d'habitans, comment les peuples de la province de Gothie s'étaient joints à ceux qui ravagèrent l'empire romain, comment les arts s'introduifirent en Suède dans la

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fuite des temps, quelles étaient fes lois principales, fes richeffes, ou plutôt fa pauvreté : nous ne trou vâmes pas un mot de ce que nous cherchions.

Lorsque nous voulûmes nous inftruire des prétentions des empereurs fur Rome, & de celles des papes contre les empereurs, nous ne trouvâmes que confufion & obfcurité; de forte que dans tout ce que j'écrivais, je mettais toujours à la marge, vide, quare, dubita; c'est ce qui eft encore en gros caractères dans cent endroits de mon ancien manufcrit de l'année 1740, furtout quand il s'agit des donations de Pepin & de Charlemagne, & des difputes de l'Eglife romaine & de l'Eglife grecque.

Prefque rien de ce que les Occidentaux ont écrit fur les peuples d'Orient avant les derniers fiècles ne nous paraiffait pas vraisemblable, & nous favions combien, en fait d'hiftoire, tout ce qui eft contre la vraisemblance eft prefque toujours contre la vérité.

La feule chofe qui me foutenait dans des recherches fi ingrates, était ce que nous rencontrions de temps en temps fur les arts & les fciences. Cette partie devint notre principal objet. Il était aisé de s'apercevoir que dans nos fiècles de barbarie & d'ignorance, qui fuivirent la décadence & le déchirement de l'empire romain, nous reçûmes prefque tout des Arabes, aftronomie, chimie, médecine, & furtout des remèdes plus doux & plus falutaires que ceux qui avaient été connus des Grecs & des Romains. L'algèbre eft de l'invention de ces Arabes; notre arithmétique même nous fut apportée par eux. Ce fut deux arabes, Haran & Benfaid, qui travaillèrent aux tables alphonfines.

Le fchérif Ben-Mohamed qu'on appelle le géographe de Nubie, chaffé de fes Etats, porta en Sicile au roi Roger II, un globe d'argent de huit cents marcs, fur lequel il avait gravé la terre connue, & corrigé

Ptolomée.

Il fallut donc rendre juftice aux Arabes quoiqu'ils fuffent mahométans, & avouer que nos peuples occidentaux étaient très-ignorans dans les arts, dans les sciences, ainsi que dans la police des Etats, quoiqu'éclairés des lumières de la vérité fur des chofes plus importantes. Si quelques perfonnes ont eu la mauvaise foi de blâmer cette équité & de vouloir la rendre odieuse, elles font bien à plaindre d'être fi indignes du fiècle où elles vivent.

Plufieurs morceaux de la poëfie & de l'éloquence arabe me parurent fublimes, & je les traduifis; enfuite quand nous vîmes tous les arts renaître en Europe par le génie des Tofcans, & que nous lûmes leurs ouvrages, nous fûmes auffi enchantés que nous l'étions quand nous lifions les beauxmorceaux de Milton, d'Addisson, de Dryden & de Pope. Je fis, autant que je le pus, des traductions exactes en vers des meilleurs endroits des poëtes des nations favantes; je tâchai d'en conferver l'efprit. En un mot, l'hiftoire des arts eut la préférence fur l'hiftoire des faits.

Tous ces matériaux concernant ces arts, ayant été perdus après la mort de cette perfonne fi refpectable, ni mon âge, ni l'éloignement des grandes bibliothèques, ni l'affaiblissement des talens, qui eft la fuite des longues maladies, ne m'ont pas permis de recommencer ce travail pénible: il fe trouve

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