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CHAPITRE XI V.

LES CONTRASTES,

OU LES MÉTAMORPHOSES.

Il n'y a point de pays au monde où la fortune soit si inconstante que dans celui-ci. Il arrive tous les dix ans des révolutions qui précipitent le riche dans la misère, et enlèvent le pauvre avec des ailes rapides, au comble des richesses. Celui-ci est étonné de son abondance: celui-là de sa pauvreté. Le nouveau riche admire la sagesse de la providence; le pauvre, l'aveugle fatalité. [ MONTESQUIEU, Lettres Persannes. Lett. 98. ]

LE diable boiteux se prit à rire, et ayant prononcé quelques mots inintelligibles, mais puissans, le bachelier vit s'ouvrir tout-à-coup une nouvelle source de scènes et de contrastes. Tous ces personnages parurent en un instant revêtus des attributs de leur ancienne profession, des marques distinctives de leur premier état. Cette opposition de costume et de situation avoit quelque chose

de piquant. Le fat ambré qui se penchoit nonchalamment vers une nymphe charmante, parut tout-à-coup en petite veste blanche, le peigne dans une main et le rasoir dans l'autre. La nymphe eut peur : et l'on crut reconnoître madame l'ex-comtesse de... fidelle à ses premiers goûts pour les jasmins.

Plus loin, l'auguste déité qui faisoit les honneurs d'un salon, figuroit sur un lit antique, en galoches, et avec un tablier de cuisinière.

Cet illustre administrateur auprès duquel vous n'arrivez qu'après avoir traversé une enfilade d'appartemens dorés, reprenoit le manteau de Crispin.

Une longue barbe ombrageoit les joues de ces fameux banquiers, et quelques-uns vous proposoient des lunettes d'opéra.

Tel homme portoit une moustache, et la faisoit aux autres.

Celui-là se promenoit dans un parc avec une besace. Sur la grille de ses jardins s'élevoit, en guise d'armoiries, l'enseigne de la gibecière.

Tel grand personnage n'étoit plus qu'un mauvais comédien.

Ces héroïnes de la mode, ces femmes dé

licieuses redevenoient des coquines agaçantes, et la métamorphose étoit peu sensible.

[Le manuscrit présente ici une lacune considérable (1).]

(1) Note de l'Éditeur.

CHAPITRE X V.

ORIGINE DES NOUVELLES FORTUNES.

Recevoir et prendre, voilà tout le secret...

FIGARO.

LE diable boiteux donna un second coup de baguette, et l'origine de ces fortunes fut manifestée.

Le bachelier crut tout-à-coup appercevoir une salle inmense. Un monstre veilloit à la porte; il étoit d'une stature gigantesque, sa tête se perdoit dans les brouillards et ses pieds descendoient dans un précipice. Sur son front étoit écrit avarice; mais il couvroit son front hideux d'un masque, et sur ce masque on lisoit espérance. Ce mot magique attiroit la foule près du monstre ; les passions, sous mille formes attrayantes et diverses, voltigeoient autour des badauts et les précipitoient. Plusieurs glissoient dès les premiers pas au fond de l'abyme. Ils formèrent un pont sur lequel les derniers passèrent en écrasant du pied la tête des im

:

prudens. Arrivés dans la salle, ils appc çurent une grande table couverte d'un tapis vert ils prirent place. Chacun engagea au jeu sa fortune et sa personne; mais il sortit de la table une vapeur pestilentielle et enivrante; leur tête se troubla: nouveaux Midas, ils crurent que tout se changeoit en or sous leurs mains. Alors un génie malin couvrit leurs yeux d'un bandeau; ils se jetèrent dans un tumulte inexprimable les uns sur les autres; ceux-là roulèrent dans le vide, et ceux-ci sur des mourans. Un coup de tonnerre ébranla la voûte de la salle, l'abyme s'ouvrit et se referma sur des millions de victimes. Le monstre les dépouilla de ses mains d'airain.

Ces dépouilles ont formé ce trophée abominable qu'étalent les héros de l'agiotage (1).

(1) Telle est la dégénération où le jeu a conduit la morale des gens d'affaires, que ce titre ne peut s'appliquer avec justesse qu'à ceux qui, pour favoriser leurs spéculations, emploient des ruses plus ou moins coupables, donnent des avis faux, des conseils trompeurs, disent qu'ils vendent lorsqu'ils achètent, qu'ils achètent lorsqu'ils vendent; forment des sociétés simulées pour faire de véritables dupes; sollicitent des priviléges extravagans ou des annihilations odieuses, des défenses absurdes ou de scandaleuses permissions,

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