Page images
PDF
EPUB

son désert, et si je n'en avais vu depuis peu les marques dans cette admirable lettre qu'il a écrite sur ce sujet, et qui ne fait pas la moindre richesse des deux derniers trésors qu'il nous a donnés. Or, comme tout ce qui part de sa plume regarde toute la postérité, maintenant que mon nom est assuré de passer jusqu'à elle dans cette lettre incomparable, il me serait honteux qu'il y passat avec cette tache, et qu'on pût à jamais me reprocher d'avoir compromis de ma réputation. C'est une chose qui jusqu'à présent est sans exemple; et de tous ceux qui ont été attaqués comme moi, aucun que je sache n'a eu assez de faiblesse pour convenir d'arbitres avec ses censeurs; et s'ils ont laissé tout le monde dans la liberté publique d'en juger, ainsi que j'ai fait, ç'a été sans s'obliger, non plus que moi, à en croire personne. Outre que, dans la conjoncture où étaient lors les affaires du Gid, il ne fallait pas être grand devin pour prévoir ce que nous en avons vu arriver. A moins que d'être tout à fait stupide, on ne pouvait pas ignorer que, comme les questions de cette nature ne concernent ni la religion ni l'Etat, on en peut décider par les règles de la prudence humaine, aussi bien que par celles du théâtre, et tourner sans scrupule le sens du bon Aristote du côté de la politique. Ce n'est pas que je sache si ceux qui ont jugé du Cid en ont jugé suivant leur sentiment ou non, ni même que je veuille dire qu'ils en aient bien ou mal jugé, mais seulement que ce n'a jamais été de mon consentement qu'ils en ont jugé, et que peut-être je l'aurais justifié sans beaucoup de peine, si la même raison qui les a fait parler ne m'avait obligé à me taire. Aristote ne s'est pas expliqué si clairement dans sa Poétique, que nous n'en puissions faire ainsi que les philosophes, qui le tirent chacun à leur parti dans leurs opinions contraires ; et comme c'est un pays inconnu pour beaucoup de monde, les plus zélés partisans du Cid en ont cru ses censeurs sur leur parole, et se sont imaginé avoir pleinement satisfait à toutes leurs objections, quand ils ont soutenu qu'il importait peu qu'il fût selon les règles d'Aristote, et qu'Aristote en avait fait pour son siècle et pour des Grecs, et non pas pour le nôtre et pour des Français.

Cette seconde erreur, que mon silence a affermie, n'est pas moins injurieuse à Aristote qu'à moi. Ce grand homme a traité la poétique avec tant d'adresse et de jugement, que les préceptes qu'il nous en a laissés sont de tous les temps et de tous les peuples; et, bien loin de s'amuser au détail des bienséances et des agréments, qui peuvent être divers, selon que ces deux circonstances sont diverses, il a été droit aux mouvements de l'âme, dont la nature ne change point. Il a montré quelles passions la tragédie doit exciter dans celle de ses auditeurs; il a cherché quelles conditions sont nécessaires, et aux personnes qu'ou introduit, et aux événements qu'on représente, pour les y faire naitre; il en

a laissé des moyens qui auraient produit leur effet partout dès la création du monde, et qui seront capables de le produire encore partout, tant qu'il y aura des théâtres et des acteurs ; et pour le reste, que les lieux et les temps peuvent changer, il l'a négligé, et n'a pas même prescrit le nombre des actes, qui n'a été réglé que par Horace beaucoup après lui.

Et certes, je serais le premier qui condamnerais le Cid, s'il péchait contre ces grandes et souveraines maximes que nous tenons de ce philosophe; mais, bien loin d'en demeurer d'accord, j'ose dire que cet heureux poëme n'a si extraordinairement réussi que parce qu'on y voit les deux maîtresses conditions (permettez-moi cette épithète) que demande ce grand maître aux excellentes tragédies, et qui se trouvent si rarement assemblées dans un même ouvrage, qu'un des plus doctes commentateurs de ce divin traité qu'il en a fait soutient que toute l'antiquité ne les a vues se rencontrer que dans le seul OEdipe. La première est que celui qui souffre et est persécuté ne soit ni tout méchant ni tout vertueux, mais un homme plus vertueux que méchant, qui, par quelque trait de faiblesse humaine qui ne soit pas un crime, tombe dans un malheur qu'il ne mérite pas l'autre, que la persécution et le péril ne viennent point d'un ennemi, ni d'un indifférent, mais d'une personne qui doive aimer celui qui souffre, et en être aimée. Et voilà, pour en parler pleinement, la véritable et seule cause de tout le succès du Cid, en qui l'on ne peut méconnaître ces deux conditions, sans s'aveugler soimême pour lui faire injustice. J'achève donc en m'acquittant de ma parole; et, après vous avoir dit en passant ces deux mots pour le Cid du théâtre, je vous donne, en faveur de la Chimène de l'histoire, les deux romances que je vous ai promises.

ROMANCE PRIMERO.

Delante el rey de Leon
Doña Ximena una tarde
Se pone á pedir justicia
Por la muerte de su padre,
Para contra el Cid la pide,
Don Rodrigo de Bivare,
Que huerfana la dexó,
Niña, y de muy poca edade.
Si tengo razon, o non,
Bien, rey, lo alcanzas y sabes,
Que los negocios de honra
No pueden disimularsc.
Cada dia que amanece
Veo al lobo de mi sangre
Caballero en un caballo
Por darme mayor pesare.
Mandale buen rey, pues puedes,

Que no me ronde mi calle,
Que no se venga en mugeres
El hombre que mucho vale.
Si mi padre afrentó al suyo,
Bien ha vengadó á su padre,
Que si honras pagaron muertes,
Para su disculpa basten.
Encomendada me tienes,

No consientas que me agravien,
Que el que a mi se fiziere,
A tu corona se faze.
Calledes, dofia Ximena,
Que me dades pena grande,
Que yo dare buen remedio
Para todos vuestros males.
Al Cid no le he de ofender,
Que es hombre que mucho vale,

[blocks in formation]
[blocks in formation]

D. FERNAND, premier roi de Castille.

D. URRAQUE, infante de Castille.

D. DIÈGUE, père de don Rodrigue.

D. GOMÈS, comte de Gormas père de Chimène.

D. RODRIGUE, amant de Chimène.

D. SANCIE, amoureux de Chimène.
D. ARIAS,

D. ALONSE,

gentilshommes castillans.

CHIMÈNE, fille de don Gomès.

LÉONOR, gouvernante de l'infante.
ELVIRE, gouvernante de Chimène.
UN PAGE de l'infante.

La scène est à Séville .

ACTE PREMIER.

SCÈNE PREMIÈRE 2.

CHIMÈNE, ELVIRE.

CHIMÈNE.

Elvire, m'as-tu fait un rapport bien sincère?
Ne déguises-tu rien de ce qu'a dit mon père?

ELVIRE.

Tous mes sens à moi-même en sont encor charmés :

Remarquez que la scène est tantôt au palais du roi, tantôt dans la maison du comte de Gormas, tantôt dans la ville; mais, comme je le dis ailleurs, l'unité de lieu serait observée aux yeux des spectateurs, si on avait eu des théâtres dignes de Corneille, semblables à celui de Vicence, qui représente une ville, un palais, des rues, une place, etc.; car cette unité ne consiste pas à représenter toute l'action dans un cabinet, dans une chambre, mais dans plusieurs endroits contigus que I'il puisse apercevoir sans peine. (V.)

2 Dans l'origine, le Cid portait le titre de tragi-comédie, et s'ouvrait par une scène entre le comte de Gormas et Elvire, dans laquelle Corneille mettait en dialogue ce que Chimène apprend par le récit de sa suivante; en changeant la forme de son exposition, l'auteur donna plus de rapidité à son action. (V.)

Il estime Rodrigue autant que vous l'aimez;
Et, si je ne m'abuse à lire dans son âme,

Il vous commandera de répondre à sa flamme.
CHIMÈNE.

Dis-moi donc, je te prie, une seconde fois
Ce qui te fait juger qu'il approuve mon choix;
Apprends-moi de nouveau quel espoir j'en dois prendre;
Un si charmant discours ne se peut trop entendre ;
Tu ne peux trop promettre aux feux de notre amour

La douce liberté de se montrer au jour.

Que t'a-t-il répondu sur la secrète brigue

Que font auprès de toi don Sanche et don Rodrigue?
N'as-tu point trop fait voir quelle inégalité

Entre ces deux amants me penche d'un côté ?

ELVIRE.

Non; j'ai peint votre cœur dans une indifférence
Qui n'enfle d'aucun d'eux ni détruit l'espérance,
Et, sans les voir d'un œil trop sévère ou trop doux,
Attend l'ordre d'un père à choisir un époux.
Ce respect l'a ravi, sa bouche et son visage
M'en ont donné sur l'heure un digne témoignage;
Et puisqu'il vous en faut encor faire un récit,
Voici d'eux et de vous ce qu'en hâte il

dit :

<< Elle est dans le devoir, tous deux sont dignes d'elle, « Tous deux formés d'un sang noble, vaillant, fidèle,

[ocr errors]

Jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeux

« L'éclatante vertu de leurs braves aïeux...

« Don Rodrigue surtout n'a trait en son visage

[ocr errors]

Qui d'un homme de cœur ne soit la haute image,

« Et sort d'une maison si féconde en guerriers,

[ocr errors]

Qu'ils y prennent naissance au milieu des lauriers. « La valeur de son père en son temps sans pareille, « Tant qu'a duré sa force, a passé pour merveille1; << Ses rides sur son front ont gravé ses exploits2,

1 A passé pour merveille a été excusé par l'Académic: aujourd'hui cette expression ne passerait point; elle est commune, froide, et lâche. Les premiers qui écrivirent purement, Racine et Boileau, ont proscrit tous ces termes de merveille, sans pareille, sans seconde, miracle de nos jours, soleil, etc.; ct plus la poésie est devenue difficile, plus elle est belle. (V.)

2 Voyez le jugement de l'Académie, auquel nous renvoyons pour la plupart des vers qu'elle a censurës ou justifiés.

« PreviousContinue »