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dans le premier, et, au centre d'un palais superbe, sur une espèce de trône, il voit une femme admirablement belle:

Autour d'elle étaient rangés plusieurs hommes,... qui tous semblaient être immobiles et comme en extase à la vue de cette femme. Jugez s'ils avaient tort; c'était la Beauté même en personne. De temps en temps, elle laissait négligemment tomber sur chacun d'eux, aussi bien que sur moi, des regards qui nous faisaient nous écrier tous : Ah! les beaux yeux! et un moment après : Ah! la belle bouche! le beau tour de visage! la belle taille ! A ces exclamations, la Beauté, en souriant, baissait un peu les yeux d'un air plus modeste qu'embarrassé, puis, sans rien répondre, elle recommençait à nous regarder tous, afin de nous confirmer dans les sentiments d'admiration que nous avions pour elle. De temps en temps aussi elle redressait la tête avec un air de hauteur qui semblait nous dire Joignez le respect à l'admiration. C'était là tout son langage. Dans le premier quart d'heure, le plaisir de la contempler nous fit oublier son silence. A la fin cependant j'y pris garde, et les autres aussi : Quoi! dìmes-nous tous, rien que des souris, des airs de tête, et pas un mot? Cela ne suffit point. N'y aura-t-il que nos yeux de contents? Ne vit-on que du plaisir de voir?... Apparemment que chacun de nous s'en lassa; car, petit à petit, notre compagnie diminuait;... et bientôt, de tous les admirateurs avec qui je m'étais trouvé, il ne resta plus que moi, qui me retirai à mon tour.

:

Si Marivaux voulait représenter ici la beauté métaphysique, cet idéal dont la recherche n'a cessé d'attirer, depuis Platon, l'élite des philosophes et des penseurs, son allégorie ne serait qu'une irrévérence blamable, plus spirituelle, mais aussi peu sensée, que l'Iliade travestie. Cette beauté n'est pas dédaigneuse et fière, sans agrément ni variété; ses adorateurs sont toujours aussi nombreux et ceux qui l'ont une fois contemplée ne peuvent plus en détacher leurs regards. Il parle seulement de la beauté féminine, de celle « qui se répète, qui ne dit rien à l'esprit, qui ne parle qu'aux yeux, et qui leur dit toujours la même chose, » dont «on sait vite par cœur les traits toujours les mêmes. » Il a raison d'ajouter: «Si la Beauté entretenait un peu ceux qui l'admirent, si son àme jouait un peu sur son visage, cela le rendrait moins uniforme et plus touchant; il plairait au cœur autant qu'aux yeux; mais on ne fait que le voir beau, et on ne sent pas qu'il l'est. Il faudrait que la Beauté prît la peine de parler elle-mème, et de montrer l'esprit qu'elle a. » Quoi de plus monotone, en effet, et de plus fastidieux à la

longue qu'un beau visage, sur lequel ne se lit d'autre sentiment que le parfait contentement de lui-même ? Surtout quand la fierté s'en mêle, « cette immobile fierté des belles personnes, qui ne s'écarte jamais d'elle, et qui a grand soin de tenir leur esprit froid et tranquille, afin qu'il laisse leur visage en repos, et qu'il n'en diminue pas la noble décence. » Elle se rencontre sur le chemin de Marivaux, cette Fierté, et veut le ramener à l'autel de la déesse, mais il s'esquive poliment et gagne au plus vite la demeure du Je ne sais quoi, où il retrouve tous ceux qui l'avaient laissé chez la Beauté 1:

Il n'y avait rien de surprenant dans ce lieu-ci, et qui plus est, rien d'arrangé; tout y était comme jeté au hasard. Il y régnait même une sorte de désordre, un désordre du meilleur goût du monde, qui faisait un effet charmant, et dont on n'aurait pu démêler ni montrer la cause. Enfin nous ne désirions rien là, et il fallait pourtant bien que rien n'y fùt fini, ou que tout ce que l'on avait voulu y mettre n'y fùt pas, puisqu'à tout moment nous y voyions ajouter quelque chose de nouveau. Malgré la Fable qui ne compte que trois Grâces, il y en avait là une infinité, qui, en parcourant ces lieux, y travaillaient, y retouchaient partout. Je dis en parcourant, car elles ne faisaient qu'aller et venir, que passer, que se succéder rapidement les unes aux autres, sans nous donner le temps de les bien connaître. Elles étaient là; mais à peine les voyait-on, qu'elles n'y étaient plus, et qu'on en voyait d'autres à leur place, qui passaient à leur tour pour faire place à d'autres. En un mot, elles étaient partout, sans se tenir nulle part; ce n'en était pas une, c'en était toujours mille qu'on voyait.

Mais la divinité du lieu, celle qui habite ce palais, où donc est-elle ? Marivaux et ses compagnons la cherchent sans pouvoir la trouver. Une voix se fait entendre: « Me voilà! >> Tous se retournent, mais ils ne voient personne. Ce manège se renouvelle encore. « Où êtes-vous donc, aimable Je ne sais quoi!» s'écrient les visiteurs du palais. La même voix leur répond:

Vous ne voyez que moi. Ce nombre infini de gràces qui passent sans cesse devant vos yeux, qui vont et qui viennent, qui sont toutes si différentes, et toutes également aimables, dont les unes sont plus måles et les autres plus tendres, regardez-les bien; j'y suis; c'est moi

1. Comparez à ces réflexions de Marivaux une spirituelle boutade de M. Alexandre Dumas fils contre la beauté trop fière et froide, au début de son roman de Diane de Lys.

que vous y voyez, et toujours moi. Dans ces tableaux que vous aimez tant; dans ces objets de toute espèce, qui ont tant d'agrément pour vous; dans toute l'étendue des lieux où vous êtes; dans tout ce que vous apercevez ici de simple, de négligé et d'irrégulier même, d'orné ou de non orné, j'y suis, je m'y montre, j'en fais tout le charme; je vous entoure. Sous la figure de ces grâces, je suis le Je ne sais quoi qui touche dans les deux sexes; ici, le Je ne sais quoi qui plaît en peinture; là, le Je ne sais quoi qui plaît en architecture, en ameublement, en jardins, en tout ce qui peut faire l'objet du goût. Ne me cherchez point sous une forme ; j'en ai mille, et pas une de fixe. Voilà pourquoi l'on me voit sans me connaître, sans pouvoir ni me saisir ni me définir. On me perd de vue en me voyant; il faut me sentir et non me démêler. Enfin vous me voyez, et pourtant vous me cherchez; et vous ne me trouverez jamais autrement; aussi ne serez-vous jamais las de me voir1.

Nous ne saurions mieux terminer une étude sur le marivaudage que par cette page ingénieuse. Saisir l'insaisissable, montrer l'invisible, fixer la mobilité même, indiquer d'un trait facile et souple l'image de cette grâce fuyante, qui s'évanouit dès qu'on veut l'étudier de près, convenait bien à Marivaux, cet « entêté » d'analyse subtile. Le je ne sais quoi, ce protée de l'élégance, était sa propre muse, bien plus que l'ingénue au miroir 2; elle a inspiré cette page où elle se peint.

1. Le Cabinet du Philosophe, deuxième feuille. - La définition du je ne sais quoi a été tentée avant Marivaux par le P. Bouhours, et après lui par Montesquieu. Bouhours, dans ses Entretiens d'Ariste et d'Eugène (cinquième entretien), reconnaît qu'« il est bien plus aisé de le sentir que de le connaître, » car « ce ne seroit plus un je ne sais quoi, si l'on savoit ce que c'est; sa nature est d'être incompréhensible et inexplicable. » Il se contente donc de passer en revue les principales formes que revêt le je ne sais quoi; sa dissertation savante, fine, minutieuse, d'une délicatesse un peu cherchée, comme tout ce qu'il écrit, se lit encore avec intérêt. Montesquieu traite la question sous une forme plus abstraite que ses deux prédécesseurs; dans son Essai sur le goût destiné à l'Encyclopédie, il cherche la cause dont Marivaux s'est contenté de montrer les effets et voit dans le je ne sais quoi «< un charme irrésistible, une grâce naturelle qu'on n'a pu définir. » Il lui semble que « c'est un effet principalement fondé sur la surprise. » Il est curieux de comparer ce morceau d'une forme concise et sobre, plein de réflexions pénétrantes, avec l'allégorie de Marivaux.

2. Voy. ci-dessus, p. 20-21.

MARIVAUX.

36

CONCLUSION

PLACE DE MARIVAUX DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE.

-

SA POSTÉRITÉ

I

Marivaux est-il un de nos grands écrivains? N'est-il qu'un des premiers parmi nos auteurs de second ordre ? Mérite-t-il d'être rangé au nombre des génies créateurs, tels que Molière et Racine, La Rochefoucauld et La Bruyère, Le Sage même, ou n'est-il qu'un esprit aimable, d'ordre moyen, un auteur dramatique comme Dancourt, que lui préférait si dédaigneusement La Harpe1, un romancier comme l'abbé Prévost, qui a pu faire un chef-d'œuvre, sans être pour cela un grand écrivain, un moraliste ingénieux, mais sans profondeur, comme Duclos ?

Moraliste et philosophe, Marivaux a écrit des morceaux excellents, et dont la réunion formerait, nous l'avons dit, un exquis petit recueil; mais quelle que soit la valeur de ces détails, il manque à l'ensemble de ce qui fait une œuvre durable: un plan fortement conçu, une suite logique d'idées et de doctrines, une exécution égale et d'une perfection soutenue. Il y a trop de désordre et de remplissage. Délassement d'œuvres plus importantes, moments perdus d'une carrière dont l'intérêt et la suite étaient ailleurs, ces feuilles nous montrent ce que Marivaux aurait pu être comme moraliste, s'il s'était

1. « Quelqu'un qui lui aurait dit que, comme auteur comique, il était au-dessous de Dancourt, l'aurait bien étonné et pourtant lui aurait dit vrai. » (Le Lycée, dix-huitième siècle, livre II, chap. 11.) Voy., sur Dancourt, l'article déjà cité (p. 262, n. 2) de M. Gidel : « S'il y avait des rangs à décerner, dit-il, la critique songerait à d'autres avant lui. » Et il n'hésite pas à lui préférer Marivaux.

uniquement appliqué à l'étude spéculative du cœur humain pour en tirer un véritable livre; mais c'est tout ce livre n'existe pas. On admire donc par fragments ses essais de morale, mais on pourrait appliquer à l'ensemble la réflexion que fait quelque part Marianne : « Il me semble que mon âme, en mille occasions, en sait plus qu'elle n'en peut dire et qu'elle a un esprit à part, bien supérieur à celui qu'elle a d'ordinaire. Je crois aussi que les hommes sont bien supérieurs aux livres qu'ils font 1. >>

Marivaux porta dans le roman, sinon plus d'esprit de suite, au moins plus d'application et un plus grand souci de son œuvre. Aussi la Vie de Marianne et le Paysan parvenu comptent-ils davantage parmi ses titres que le Spectateur français et le Cabinet du Philosophe. Ils lui assurent au nombre des romanciers une place à côté de Le Sage, au-dessus de l'abbé Prévost. Il y a, en effet, dans ces deux livres, des scènes ou des tableaux de mœurs que rien ne surpasse dans Gil Blas, que rien n'égale dans Diderot ou Duclos, auxquels dans Crébillon fils rien ne mérite d'être comparé. Malheureusement, ces morceaux de choix appartiennent encore à un ensemble incomplet et sans cohésion. Défaut plus grave peut-être, ces romans ne sont pas des romans; or, on ne s'affranchit pas impunément des lois qui déterminent les genres. Marivaux a voulu composer des romans sans intrigue ni action, et remplacer l'intérêt propre au genre par celui de l'observation morale traduite en réflexions. Il n'a réussi qu'à juxtaposer, sans les unir, d'excellentes parties de roman et d'excellents morceaux de morale. Il avait eu cependant une idée féconde, en essayant de transformer la fiction par le mélange de l'analyse psychologique et de l'invention romanesque. Mais il eût fallu, pour la réaliser avec succès, fondre les deux éléments du roman nouveau; et il ne l'a point fait. De là les inégalités de la Vie de Marianne et du Paysan parvenu, leur manque d'équilibre, l'oubli où ils sont tombés peu à peu. Le lettré qui les ouvrira par hasard s'y plaira certainement et les lira sans doute jusqu'au bout; peut-être même les relira-t-il. Mais la masse des lecteurs se contente de les admirer sur parole; elle

1. La Vie de Marianne, quatrième partie

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