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homme qui ne sait pas s'en servir, toutes ses dépenses ne des folies. >>

sont que

Le morceau, complet cette fois, se termine ainsi :

L'augmentation des idées est une suite infaillible de la durée du monde la suite de cette augmentation ne tarit point tant qu'il y a des hommes qui se succèdent, et des aventures qui leur arrivent. Mais l'art d'employer les idées pour les ouvrages d'esprit peut se perdre : les lettres tombent, la critique et le goût disparaissent, les auteurs deviennent ridicules ou grossiers, pendant que le fonds de l'esprit humain va toujours croissant parmi les hommes.

Toute cette argumentation est très probante, et Marivaux n'exprime, en somme, que des idées justes. Il est évident que la nature forme toujours les hommes de la même argile et leur accorde, à chaque siècle, des facultés semblables et à peu près égales. Seulement, de même qu'une vie obscure étouffe des génies qui s'en vont dormir inconnus dans le cimetière dont parle Grey, de même certaines époques ne peuvent donner aux grands hommes le moyen de se produire et de se développer. Il est encore vrai que, plus les peuples se civilisent, plus, les idées s'accumulant en eux, l'humanité, réunion de tous les peuples, profite de ce trésor commun de l'intelligence et devient capable d'œuvres nouvelles. On peut même admettre qu'en dépit des révolutions, des guerres, des invasions, etc., qui semblent parfois anéantir l'œuvre de plusieurs siècles, ces « expériences » sanglantes n'arrêtent pas le développement de la richesse intellectuelle, et que les pertes sont inférieures aux gains.

S'ensuit-il qu'au point de vue littéraire, une époque, par cela seul qu'elle vient après d'autres, leur est supérieure, ou même égale? Nullement. Marivaux reconnaît que les idées, si nombreuses qu'elles soient, ne valent que par la mise en œuvre, et que, si « la critique et le goût disparaissent, » « les lettres tombent, et les auteurs deviennent ridicules ou grossiers. >>

Nous aurions voulu qu'il nous parlat avec quelque détail de ces révolutions et de ces éclipses passagères du goût, qu'il essayàt, sinon d'en déterminer la loi, au moins d'indiquer les principales causes, qui, aux époques les plus

civilisées et les plus riches de culture intellectuelle, gâtent si souvent les littératures. Mais, s'il n'a point développé sa thèse jusqu'au bout, du moins l'a-t-il suffisamment indiquée pour que nous puissions en tirer nous-mêmes la conclusion sans dénaturer sa pensée. Il ne croyait pas que les Modernes, par cela seul qu'ils sont modernes, fussent supérieurs aux Anciens, et en cela il se séparait nettement de son maître Fontenelle, pour qui, en matière d'histoire littéraire, «postériorité » signifie nécessairement « supériorité. Avec sa théorie de l'accumulation des idées, celui-ci ne comprenait pas que l'on peut, malgré un cerveau encyclopédique, n'être qu'un fort médiocre poète. Sans le goût, sans l'étincelle créatrice, le je ne sais quoi d'insaisissable et de divin, les idées acquises ne sont rien: Homère est un ignorant à côté de Chapelain1, et pourtant quel abime de l'Iliade à la Pucelle ! Bornée aux seules sciences, la thèse de Fontenelle est absolument juste; elle est radicalement fausse appliquée aux lettres2. Dans les sciences, jointe à la méthode expérimentale, elle est encore la règle même du progrès; dans les lettres, elle n'a servi qu'à provoquer une dispute stérile. En y apportant la restriction qui termine le Miroir, en reconnaissant l'influence toute-puissante du goût, Marivaux corrigeait la théorie de son ami. S'il eût poussé un peu plus loin le développement de sa pensée, et marqué sa conclusion avec plus de relief et de vigueur, il aurait eu le mérite de juger en dernier ressort la querelle des Anciens et des Modernes 3.

1. Voy., dans le Miroir, une très curieuse appréciation de Chapelain. 2. Voy. Nisard, Histoire de la littérature française, t. IV, p. 9 à 11. 3. M. Doudan a repris, rajeuni, étendu, dans un morceau longuement médité et travaillé, Des révolutions du goût, non pas la vieille querelle des Anciens et des Modernes, mais la question du progrès littéraire, et sa thèse est à la fois très neuve et très séduisante. On retrouve dans ce morceau plusieurs des idées de Marivaux parées d'images souvent admirables par une imagination gracieuse et forte. Voy. notamment la conclusion, XIV, dans les Pensées et Fragments, p. 312 et suiv.

CHAPITRE V

L'ÉCRIVAIN

LE MARIVAUDAGE. » — – DÉFENSE DE MARIVAUX PAR
LA FINESSE. L'EXPRESSION MÉ-

LA LANGUE DE MARIVAUX.
LUI-MÊME LE STYLE ET LA PENSÉE.

TAPHORIQUE.

-

L'ESPRIT; L'ESPRIT DE SITUATION ET L'ESPRIT DE MOTS.

LE PHEBUS DES VALETS ET LE JARGON DES PAYSANS.

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LE LANGAGE DE LA ET VARIÉTÉ DU STYLE DE MARIVAUX.

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LE

Malgré sa mauvaise réputation au point de vue du style, Marivaux est un des auteurs du dix-huitième siècle qui ont le plus respecté et le moins gâté notre langue. Celui que Voltaire appelait « le néologue 1,» usait très peu du néologisme; à peine si l'on trouve dans ses œuvres quelques mots forgés. Lorsqu'il s'écarte de l'usage, c'est moins par le choix des termes que par le sens qu'il leur attribue; on pourrait dire de lui ce qu'on a dit de Fontenelle : « Il compose souvent des phrases recherchées avec des expressions très pures et très indigènes 2.» Il écrivait à une époque où le vocabulaire de la philosophie et des sciences, les importations étrangères, n'avaient pas encore altéré le fonds de notre idiome. Quant à sa phrase, même lorsqu'elle est recherchée, elle se distingue par l'élégance, la rapidité, le tour heureux et facile. Le plus souvent courte, facile, rapide, elle ne s'interdit pas l'allure plus lente du style périodique. Dans le premier cas, elle est légère, sans rien de sautillant ni de saccadé; dans le second, elle arrive à la majesté, en évitant l'embarras et la lourdeur. Elle se plie

1. Voy. ci-dessus, p. 300. Et aussi d'Alembert (p. 586), dont l'observation, il est vrai (« la bizarrerie de son néologisme si éloigné de la langue commune ») s'adresse plutôt aux tournures qu'aux mots.

2. Villemain, Littérature française au dix-huitième siècle, treizième leçon.

surtout, avec une convenance parfaite, au sujet que traite l'auteur. Au théâtre, d'une remarquable simplicité de constructions, vive et coulante, elle donne au dialogue cette « brillante et abondante volubilité, » dont parle d'Alembert 1, et qui est pour l'oreille une musique charmante. Dans le roman, elle est tantôt alerte et comme agissante, tantôt lente, sinueuse. Dans les œuvres morales, si variées de tons et de sujets, elle prend toutes les formes, d'ordinaire large, ample, parfois concise et brève, toujours originale par la nouveauté des tours, savante par l'habileté aisée des constructions. Les incorrections, les fautes de syntaxe proprement dites y sont très rares; et encore, paraît-il, le plus grand nombre doit-il être imputé moins à l'auteur qu'à ses éditeurs 2.

Cette pureté et cette facilité de la langue de Marivaux tiennent au milieu où il s'était formé. Venu à Paris de très bonne heure, il n'avait pas eu le temps de s'imprégner de locutions provinciales, et, une fois Parisien, il le demeura toujours. Aut bout de peu de temps, il écrivit sans effort la langue de la meilleure société, celle du cercle de Mme de Lambert, où fut sa première et sa meilleure école. On parlait chez celle-ci un idiome délicat et distingué, d'un tour concis et neuf, d'un purisme sans rigueur, d'une décence sans pruderie, un peu précieux et recherché sans doute, un peu maigre et sec, mais dont les qualités compensaient amplement les défauts. Il en était du salon de Mme de Lambert comme de l'hôtel de Rambouillet. On a dit beaucoup de mal de celui-ci, mais quelle influence heureuse n'a-t-il pas exercé sur la langue française ! Les meilleurs écrivains du dix-septième siècle s'y sont formés ou l'ont traversé; de même le salon de Mme de Lambert, où Marivaux apprit

1. Voy. ci-dessus, p. 65, n. 2. - Toutefois, M. Vinet fait justement observer (Littérature française au dix-huitième siècle, t. I, p. 261) qu'en général la concision, et, par suite, le relief manquent trop au style de Marivaux, et qu'il a souvent un « flux de langue, » qui, « s'il n'ôte rien à la vérité, ne laisse pas de fatiguer un peu. »

2. Selon Duviquet (OEuvres de Marivaux, t. III, p. 55), les différentes éditions de la première Surprise de l'Amour, « rapprochées du manuscrit original (?) » sont très fautives; aussi les reproches dont le style de l'auteur a été l'objet, « doivent moins lui ètre personnellement adressés, qu'aux imprimeurs ignorants ou négligents auxquels il avait donné sa confiance. >> Duviquet avait-il réellement vu le manuscrit original de la Surprise de l'Amour? Voy. ci-après, Appendice II, B.

1

le plus pur français en compagnie de Fontenelle, du spirituel abbé de Choisy, du président Hénault, de L. de Sacy, l'élégant traducteur de Pline le Jeune, etc. '.

Toutefois, s'il faut en croire la plupart de ses critiques, quel mauvais usage il aurait fait de cette langue excellente! Presque tous ceux qui ont essayé de définir son style, s'accordent à y trouver les mêmes défauts, résumés par le sens consacré du mot marivaudage: le raffinement systématique dans la pensée et dans l'expression, la poursuite de l'esprit. Parmi ces définitions, la plus connue, la plus souvent citée est celle de La Harpe :

C'est le mélange le plus bizarre de métaphysique subtile et de locutions triviales, de sentiments alambiqués et de dictons populaires; jamais on n'a mis autant d'apprêt à vouloir paraître simple; jamais on n'a retourné des pensées communes de tant de manières plus affectées les unes que les autres; et, ce qu'il y a de pis, ce langage est celui de tous les personnages sans exception. Maitres, valets, gens de cour, paysans, amants, maîtresses, vieillards, jeunes gens, tous ont l'esprit de Marivaux 2.

Il s'en faut de beaucoup que ce jugement, ou, pour mieux dire, ce réquisitoire soit juste de tout point.

D'abord, en reprochant à Marivaux l'apprêt et l'affectation, la recherche fatigante de l'esprit, La Harpe a tort d'accuser seulement son style; il devrait aussi mettre en cause sa pensée. Marivaux, en effet, n'exprime pas « d'une manière affectée des pensées communes; il exprime des pensées très fines dans un style qui est d'ordinaire en parfait rapport avec ces pensées. On a le droit d'être sévère pour Marivaux, mais pour Marivaux tout entier; chez lui, la forme ne peut se séparer du fond; si

1. Voy. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. IV, p. 217 et 238. 2. Le Lycée, dix-huitième siècle, chap. V, sect. IV. — La Harpe ne fait que résumer d'Alembert: « Ce singulier jargon, tout à la fois précieux et familier, recherché et monotone, est, sans exception, celui de tous ses personnages, de quelque état qu'ils puissent être, depuis les marquis jusqu'aux paysans, et depuis les maîtres jusqu'aux valets... » etc. (Pages 584-585.) De même Collé : « Ses acteurs, dans ses pièces, ont tous le style de l'auteur : les valets, les suivantes, jusqu'aux paysans mêmes, ont l'empreinte du style précieux qu'on lui a reproché avec tant de raison et dans ses romans et dans ses comédies. » (T. II, p. 288.) Pour avoir la contre-partie complète de ces réquisitoires, lire l'apologie du marivaudage par J. Janin et Th. Gautier, cités ci-dessus, p. 4. Voy. aussi de Lescure, Eloge, p. 76.

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